Ouverte au public en juin dans un bâtiment appartenant à la Banque de France, Citéco (pour « Cité de l’économie ») a pour ambition de rendre l’économie compréhensible par tous et d’inviter au débat. Les point de vue alternatifs à la loi du marché y sont en fait marginalisés.
Et si on commençait par la fin ? À l’issue d’un long parcours qui se veut à la fois divertissant et pédagogique, la salle des coffres du tout nouveau musée de l’Économie, à Paris, propose au visiteur un objet insolite pour le lieu : un billet de 10 brixton pounds, monnaie locale créée en 2009, du nom d’un quartier du sud de Londres secoué par de violentes émeutes il y a quarante ans. Le regard est en réalité attiré par l’effigie de David Bowie, natif du quartier, dans l’une de ses représentations les plus connues, sur la pochette de l’album Aladdin Sane (1973) : portrait de face, visage maquillé, zébré d’un éclair, yeux fermés et coiffure de Ziggy Stardust. Dans cet espace sur deux niveaux, « emblématique de la fonction bancaire », le billet, calé dans la petite vitrine consacrée aux monnaies alternatives, côtoie les objets de collection de la Banque de France : billets, presses monétaires et autres machines, ou pièces, dont l’écu d’or de saint Louis, frappé en 1266.
Il est vrai que le lieu, classé monument historique, est splendide. L’hôtel Gaillard est un palais néo-Renaissance situé au cœur de Paris, devenu succursale de la Banque de France en 1923, puis rouvert en juin sous le nom de Citéco, pour Cité de l’économie. Dans le monde, ce nouveau musée n’a qu’un seul équivalent, précise le dossier de presse : le Museo interactivo de economia (Mide) créé en 2006 par la Banque centrale du Mexique.
Dans les angles morts du musée
Mais de quelle économie parle-t-on ? Dans ce nouveau musée dédié au libre-échange et à la finance, les controverses qui traversent l’analyse économique ne sont pas totalement absentes. Mais elles sont marginalisées, souvent instrumentalisées, ébauchées dans des vidéos que peu prennent le temps de visionner, ou reléguées dans les angles morts du musée, à l’image du billet de 10 brixton pounds.
Plus de dix ans ont été nécessaires pour mener à bien ce projet, nourri notamment par l’exposition « L’économie : krach, boom, mue » organisée en 2013 à la Cité des sciences et de l’industrie. Construit autour de six séquences (échanges, acteurs, marchés, instabilités, régulations et trésors), son ambition est simple : « rendre l’économie plus accessible et compréhensible par tous » pour reprendre les termes du gouverneur de la Banque de France, président de Citéco, qui « invite ainsi au débat ».
Kopeck, cash, fric, blé, pognon…
À l’entresol, c’est par le bureau du directeur de la succursale que débute la visite. Sur un écran géant, l’accueil est assuré par un jeune homme qui explique les notions de « rareté, utilité et confiance » pour jeter les bases de la valeur d’échange. Attenant à cette première pièce, le cabinet de toilette du directeur réserve une surprise avec, sur les murs carrelés de blanc, la projection colorée d’une succession de mots : kopeck, pèse, cash, fric, blé, pognon… « De l’humour », soulignent les concepteurs du projet, que certains visiteurs probablement trouble-fête ne partageront pas. Tout en ayant une idée de la suite : en matière de connaissance et d’approfondissement des théories économiques, schématiquement résumées sur une frise chronologique, on va au moins parler d’argent.
Travaux pratiques dans la salle qui jouxte le cabinet de toilette consacré à la monnaie, où sont présentées ses trois fonctions traditionnelles : expression de la valeur des biens et des services ; moyen de paiement ; réserve de valeur pour les achats futurs. « La monnaie facilite donc les échanges et favorise leur développement », lit-on. Mais peut-on uniquement présenter la monnaie comme un instrument économique destiné à favoriser les échanges sur les marchés ?
Jouer au banquier
Alors que la monnaie « est un sujet de débat entre les économistes, qui sont loin d’en donner une définition unanime », rappellent deux d’entre eux, l’exposition ignore sa dimension de bien public comme la fragilité du contrat social sur lequel elle repose. Le visiteur aurait aimé trouver, à ce moment de l’exposition, l’expression des monnaies locales ou complémentaires présentées dans la salle des coffres, nées notamment de la défiance à l’égard du système bancaire. Voire la collection de coquillages, également présentée dans la salle des coffres, utilisés comme moyens de paiement mais aussi comme offrandes dans certaines sociétés premières du Pacifique, au-delà de la seule dimension économique de la monnaie.
Mieux vaut donc jouer au banquier. C’est ce que propose un jeu interactif dans la séquence consacrée aux « acteurs ». Règle du jeu : un banquier reçoit des clients voulant emprunter ou soucieux de bien placer leur épargne. Au joueur de « répondre à ces demandes en tenant compte du profil de ses clients et du facteur risque pour la banque ». Il faut dire que l’interactivité de ces dispositifs multimédias plutôt bien faits a été pensée comme un des points forts du musée, à destination prioritairement des plus jeunes et des scolaires. Dans l’espace consacré aux « régulations » trône ainsi la « salle du conseil », où neuf joueurs peuvent s’amuser à mener une négociation multilatérale sur le climat, afin d’augmenter la part des énergies renouvelables dans la production d’énergie.
Une « description neutre » des mécanismes économiques ?
Alors qu’il faut chercher en vain la trace de l’existence des organisations syndicales, du rôle du travail ou de sa valeur, c’est dans un angle mort de cette salle que l’on trouve un panneau explicatif, et pour le moins succinct, sur le dialogue social. C’est aussi dans cet espace que le visiteur peut s’attaquer au financement des retraites en actionnant deux manettes : l’une pour l’âge de la retraite, l’autre pour le taux de cotisation.
Déjà, en 2013, l’exposition « Krach, boom, mue » n’avait pas convaincu tout le monde. Dans une tribune publiée par Le Monde, André Orléan et Gilles Raveaud (Association française d’économie politique) prévenaient : « Cette exposition part du postulat qu’il serait possible de proposer une description neutre des mécanismes économiques, c’est-à-dire dépourvue de parti pris théorique. Ce postulat ne tient pas. Telle est bien la difficulté irréductible qui rend si difficile de proposer une exposition ou un musée consacré à l’économie » alors que « chaque concept fait problème, même et surtout les plus basiques, comme la valeur, la monnaie ou le profit ».
« Au milieu de la nuit », la faillite de Lehman Brothers
La Cité de l’économie n’a pas levé cette difficulté même si, selon ses concepteurs, le pluralisme économique y est présent de trois manières différentes. Primo, des vidéos posent des questions qui font débat (« Comment limiter les excès sur les marchés financiers ? Le développement des plateformes numériques menace-t-il l’emploi ? Comment améliorer le fonctionnement de la zone euro ? », etc.). Secundo, une fresque historique permet de visualiser les courants de la pensée économique depuis Aristote. Tertio, un dialogue imaginaire sur la crise de 2008 oppose John Maynard Keynes à Milton Friedman.
Voilà pour la pluralité des points de vue. Reconnaissons que c’est bien mince, comme en atteste l’analyse de la crise de 2008, illustrée principalement par deux interventions : d’une part ce dialogue imaginaire – assez schématique – entre les deux économistes « historiques », d’autre part le témoignage de Christine Lagarde, alors ministre de l’Économie et des Finances, lorsqu’elle apprend, « au milieu de la nuit », la faillite de Lehman Brothers, façon Mémoires d’un haut dirigeant, dans l’espace « Histoires de crises ».
Désignée, en 2016, opératrice de la stratégie nationale d’éducation financière du public, la Banque de France veut pourtant intégrer la Cité de l’économie aux missions pédagogiques qu’elle développe depuis plusieurs années, à l’image des partenariats noués avec l’Éducation nationale ou des Journées de l’économie. Dans la salle des coffres, le visiteur, en regardant la vitrine des monnaies locales, ne peut ainsi s’empêcher de faire un curieux parallèle entre les dérives des marchés financiers et la fin, sur scène, de Ziggy Stardust, le personnage créé par David Bowie : miné par ses propres excès.
Monnaie : stop ou encore ? La question ne pourrait pas être posée dans le tout nouveau musée de l’Économie, Citéco. Elle l’est dans le Manuel indocile de sciences sociales, sous la plume des économistes Dominique Plihon et Esther Jeffers, qui définissent la monnaie comme un « rapport social » avant d’être un instrument économique. Comme eux, une centaine de contributeurs, économistes mais aussi sociologues, historiens, acteurs du mouvement social ou professeurs de lycée ont participé à l’initiative de la Fondation Copernic, ainsi résumée : « Offrir à tous un manuel des savoirs critiques, résistants et dissidents » en « refusant les évidences » au travers d’une centaine de sujets : capitalisme, marchés, travail, santé, justice, démocratie…
Les impôts, on en paie trop ? Le capitalisme peut-il être écologique ? Qu’est-ce que le travail ? Trop social, l’État ? Chaque question ou thématique abordée est construite autour de trois séquences principales : l’argumentaire, un lexique dit de « désenfumage » et la morale de l’histoire. Celle sur la monnaie, par exemple, conclue à la « nécessité pour la société de contrôler la monnaie et les institutions bancaires ». Au-delà que veut montrer ce livre ? « Avant tout, qu’aucune position établie, aucune foi installée n’est intangible, inéluctable, tenant à la nature des choses », répondent en introduction Philippe Boursier et Willy Pelletier, de la Fondation Copernic, pour qui « toutes les interprétations du monde social […] doivent être soumises à l’examen. »C. L.
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