Article paru dans Options, n°455, 6 octobre 2003.
Le syndicat ou la carrière : pendant longtemps, il a fallu choisir. Sous la pression des stratégies patronales, mais aussi pour des raisons internes au syndicalisme. « Jusqu’à l’affaire Peugeot, où la direction a été contrainte, en 1998, de signer un accord de fin de discrimination syndicale au niveau du groupe, nous nous pensions dans l’incapacité d’agir, explique François Clerc, animateur du Collectif de lutte contre les discriminations au sein de la fédération Cgt de la Métallurgie. Il y a avait, chez les militants, une forme de résignation, la discrimination était vécue comme un prix à payer à l’engagement syndical ». Depuis, preuve a été faite qu’il était possible d’être efficace et de gagner sur ce terrain pour obtenir aussi bien un rattrapage salarial qu’un « repositionnement » de carrière. Et cela a tout changé, même s’il y a encore des résistances.
Renault, Eads, Matra, Ratier-Figeac et bientôt Valéo… la liste est longue de ces directions aujourd’hui contraintes d’aborder de front cette question avec les syndicats. La fédération de la Métallurgie évalue à plus d’une centaine le nombre d’entreprises en cause, et à plusieurs milliers le nombre de militants discriminés, toutes catégories confondues. Exemple chez Rvi, à Vénissieux, où le syndicat Ugict a obtenu, après un long parcours judiciaire le menant jusqu’en cassation, le « repositionnement » de sept militants. L’un d’eux, a révélé l’enquête de situation menée auprès des syndiqués, n’avait pas évolué depuis… trente-deux ans ! Autre exemple chez le missilier Matra-Mbda à Vélizy : là, le combat d’un homme, Joseph Vecchio, ouvrier « requalifié » technicien, a ouvert la voie à un accord collectif de fin de discrimination concernant 35 militants, des ouvriers aux ingénieurs. Avec, à la clef, des rattrapages salariaux compris entre 80 et 550 euros par mois…
On pourrait ainsi multiplier les cas particuliers de procès gagnés et d’accords négociés. Ce serait faire l’impasse sur le fond du sujet : loin des balbutiements du début, il y a bien aujourd’hui à la Cgt une démarche construite de lutte contre la discrimination, élaborée à Sochaux avec l’aide de Pascal Moussy, juriste à la confédération, et qui intéresse désormais d’autres secteurs. Partie des métaux, elle a commencé à faire des émules ailleurs : auprès des Travailleurs de l’État, avec un accord conclu en février 2002 à la Société nationale des poudres et explosifs (Snpe) mais aussi dans l’agroalimentaire, la chimie, le secteur énergétique ou la finance. Cette démarche « combine des aspects techniques, juridiques et revendicatifs : c’est tout son intérêt », explique Philippe Masson, secrétaire national de l’Ugict-Cgt, faisant de la lutte contre la discrimination un thème à part entière du combat syndical.
Une démarche statistique et comparative rigoureuse
« Jusqu’à l’affaire Peugeot, la discrimination était dénoncée par des individus pour des cas isolés, et le plus souvent on perdait, faute de méthode : ce qui a été inventé à Sochaux, c’est une approche collective du problème, sur la base d’une démarche statistique et comparative rigoureuse », souligne François Clerc. Prenons d’abord l’approche « technique ». Elle repose sur une idée a priori simple : si l’on est discriminé, c’est par rapport à d’autres qui ne le sont pas. Partant de là, il s’agit de comparer la situation professionnelle du « discriminé » avec un panel de salariés « épargnés » par les directions, sur la base d’éléments objectifs, comme l’entrée dans l’entreprise à situation identique en termes de diplôme ou de filière professionnelle. Puis, à l’aide de témoignages, du registre unique du personnel ou du document préparatoire aux négociations salariales, on mesure l’écart à la fois de salaire et de carrière, dix, vingt ou trente ans plus tard.
Deuxième élément de méthode : l’intervention sur le terrain judiciaire, avec un choix qui s’est porté sur le référé prud’homal, en particulier pour sa rapidité. C’est sur la base de procès civils gagnés que le syndicat de Peugeot a pu, par exemple, menacer la direction d’aller au pénal. Une nécessité : sans cette menace, les patrons ne cèdent pas. D’où le troisième élément de méthode : le terrain revendicatif. « Notre propos est d’établir les éléments de fait pour faire “dire” le droit, constituer ainsi un rapport de force pour contraindre l’employeur à régler la discrimination par la voie négociée », résume François Clerc.
Outre un travail collectif des élus, réalisé de manière solidaire avec les salariés, cela implique la plus grande transparence. La confidentialité, ce sont les directions qui la revendiquent ! « C’est un vrai combat syndical et politique à mener sur la place publique contre une logique de gestion qui vise a affaiblir les représentants des salariés et à casser les solidarités dans l’entreprise », note Bernard Le Dafniet, délégué syndical central Cgt de Matra-Mbda. Autrement dit, le pire des cas de figure serait de négocier une transaction « en secret » et ne rien dire à personne…
Salaire, carrière : obtenir une réparation complète
Objectif : obtenir une réparation complète. C’est-à-dire la reconnaissance financière du préjudice subi, mais aussi un repositionnement de carrière. « C’est la seule manière de régler le passif, mais aussi le présent et l’avenir, en particulier pour les droits futurs à retraite », affirme Fabrice Fort, du syndicat Ugict de Rvi-Vénissieux. Problème : pendant longtemps, les juges, sur cet aspect de la discrimination, se sont défaussés. Jusqu’à l’action menée par son syndicat : en juillet 2002, la Cour de cassation a confirmé un arrêt de la cour d’appel de Lyon donnant compétence au juge pour rétablir les salariés discriminés dans leur évolution de carrière.
Et maintenant ? Comment aller plus loin ? « En “confédéralisant” la démarche », répond François Clerc. Concrètement, cela veut dire se donner les moyens de la diffuser, de recevoir les syndicats intéressés pour expliquer la méthode, d’assurer un suivi des actions engagées. D’ores et déjà un Collectif national de lutte contre la discrimination syndicale, rassemblant les syndicats des entreprises concernées, métallurgistes ou pas, a été créé et travaille avec un réseau d’avocats. Parallèlement, des collectifs locaux ou régionaux se sont créés au niveau des unions départementales. « Confédéraliser », certes, mais aussi « socialiser » la démarche auprès des autres organisations syndicales, en recherchant l’unité partout où cela est possible. « La discrimination vise les syndicalistes qui gênent et, à cet égard, la Cgt se trouve en première ligne. Mais l’objectif est bien de réparer la situation des militants de tous les syndicats », affirme l’animateur du collectif national.
Contre toutes les formes de discrimination au travail
Les enjeux sont multiples : rétablir le syndicalisme dans ses droits – droit à l’égalité de traitement en particulier – et gagner en syndicalisation, notamment auprès des jeunes et dans les catégories ingénieurs, cadres et techniciens, où la crainte de « griller sa carrière » est très prégnante. Avec des résultats. Chez Matra-Mbda, l’action contre la discrimination syndicale s’est traduite par 30 adhésions en trois ans ; dans une des filiales, à Compiègne, « la distribution d’un tract associée au témoignage de Joseph Vecchio a permis la création d’un syndicat avec 100 adhérents », raconte Bernard Le Dafniet.
Autre enjeu : démontrer ses capacités d’action auprès des salariés. Comment, en effet, lutter pour leurs intérêts si l’on ne défend déjà pas efficacement les siens ? C’est la conviction de Fabrice Fort, pour qui la lutte contre la discrimination doit devenir une priorité : « On est alors plus cohérent et plus crédible si l’on veut combattre toutes les formes de discrimination au travail. »
Christine Labbe