Entre revanche sociale et crime organisé, Tom Lin raconte le parcours d’un chef de la pègre chinoise, sur fond de conquête de l’Ouest. Et Denoël nous offre une nouvelle traduction française des Chiens de paille, huis clos terrifiant opposant de vindicatifs rednecks à un yankee hautain.
Dans une Amérique balbutiante, un enfant apprend l’anglais. Et l’usage des armes. Le sang comme emblème du pouvoir. Son précepteur adoptif y veille. L’orphelin chinois doit prendre la relève à la tête d’un puissant syndicat du crime. Très vite, l’élève se révèle surdoué… L’âge adulte atteint, Ming Tsu s’enorgueillit d’un palmarès respectable. Et respecté. Mais il n’aurait pas dû tomber amoureux d’Ada. Blanche de peau, fille d’un potentat des chemins de fer. Ses sbires sont trop heureux de casser du « chinetoque ». Ivre de vengeance, obsédée par la reconquête de sa bien-aimée, une machine de mort entame sa croisade…
La collection La Noire sonde des contrées aux frontières du polar, et se donne pour vocation de publier des textes au ton libre, qui visitent sans préjugés les côtés sombres de notre monde. Pari tenu avec Les Mille crimes de Ming Tsu, fusion effervescente entre le western et le roman noir, genres à l’Adn proche.
En arrière-plan s’inscrit un pan méconnu de l’histoire du Far West : l’exploitation des immigrés chinois, main d’œuvre providentielle et bon marché dans un pays en plein essor industriel. Avec son lot d’humiliations et de maltraitances. La mythologie hollywoodienne a largement occulté cet épisode. Et s’il s’agissait, pour l’auteur, d’un devoir de mémoire ? Tom Lin est né à Pékin en 1996, et avait 4 ans lorsque, avec ses parents, il s’est installé aux États-Unis… Il a seulement 25 ans quand il achève ce premier roman. Qui lui vaut de décrocher, en 2022, la médaille Andrew Carnegie pour l’Excellence dans la fiction, dont il est devenu le plus jeune récipiendaire.
Shérifs douteux, hors-la-loi sadiques
Il était donc une fois, dans l’Ouest, un fieffé salopard. Car Ming Tsu en est un, de la pire espèce… Premier contre-pied narratif : Tom Lin piétine la règle de l’identification héro/lecteur. Ériger un personnage principal en brute antipathique n’est pas la meilleure manière de réhabiliter une minorité opprimée. Mais il n’est pas interdit de voir en Ming Tsu, pur produit du cynisme et de la violence d’une nation, la métaphore du traitement infligé à tous ses semblables…
L’âpre périple de Ming Tsu traverse l’Utah, le Nevada et la Californie. Tom Lin multiplie les clins d’œil à un genre qui, d’évidence, le fascine. Les gammes jubilatoires s’enchaînent : shérifs douteux, hors-la-loi sadiques, chasseurs de primes pervers (la tête de Ming Tsu est mise à prix), saloons glauques, racisme rampant… Et même une jeune veuve (ange rédempteur ?) qui lui ferait presque oublier son Ada… Le tout accommodé de sauce piquante, chargée en hémoglobine.
Un cirque ambulant et son Monsieur Loyal tuberculeux
Second contre-pied narratif, l’onirique s’invite dans le western. Sur la route de la vengeance, l’irrationnel comme compagnon de voyage. Il y a d’abord le Prophète, vieux Chinois aveugle qui déchiffre l’avenir, dont l’omniscience semble guider la trajectoire de Ming Tsu. Et l’improbable rencontre avec un cirque ambulant, son Monsieur Loyal tuberculeux, les membres de sa troupe investis d’un pouvoir miraculeux ou magique. Pages magnifiques. Prière de laisser son cartésianisme au vestiaire…
Et le final dans tout ça ? Il est au rendez-vous, à la hauteur de l’attente suscitée par une course-poursuite baroque. Dantesque et impitoyable, on se l’imagine volontiers chorégraphié par Sam Peckinpah ou Quentin Tarantino, au meilleur de leur forme. Œuvre accomplie d’un jeune écrivain, Les Mille crimes de Ming Tsu est un de ces romans exubérants dont la littérature américaine a le secret. La plume agile déverse son flot d’images. Un vrai film sur papier. D’ailleurs, un projet de série est en cours de développement.
Quelques pintes de trop, un carnage en gestation
On ignore souvent que Les Chiens de paille (1971), classique de Sam Peckinpah (on y revient !), avec un formidable Dustin Hoffmann, est adapté d’un roman du Britannique Gordon Williams (1934-2017). Denoël a eu l’heureuse idée d’exhumer son texte, occulté par la renommée du film, et gratifié ici d’une nouvelle traduction.
Georges Madruger, universitaire américain, s’installe, le temps de terminer la rédaction d’un livre, avec son épouse et sa fille, dans une ferme isolée des Cornouailles. Le couple bat de l’aile et l’atmosphère, dans le supposé havre de paix, est pesante. Georges subit aussi l’hostilité des rustres locaux qui, dans leur pub favori, ruminent leur pauvreté et cultivent la haine de l’étranger. Un assassin d’enfant s’évade. La rumeur enfle qu’il a trouvé refuge chez le yankee intello et prétentieux. Quelques pintes de trop, et cinq villageois montent à l’assaut de la ferme, bien décidés à faire justice…
Phénomène de meute et instincts primaires
Plus dense que le film qu’il a inspiré, le roman de Gordon Williams, dont c’est le seul titre traduit en français, est une véritable découverte. D’une écriture sèche, vive et précise, l’auteur décrit souverainement la tension croissante, l’engrenage de fureur qui broie ses personnages.
Les Chiens de paille est un huis clos terrifiant sur la nature humaine. Il interroge la misère sociale, démontre comment le phénomène de meute peut libérer les instincts les plus primaires. Il sonde aussi notre rapport à la violence. Par quels mécanismes un être civilisé, humaniste et pacifique, peut-il se muer en bête féroce, capable de tuer ? Somme toute, quelle est la frontière entre civilisation et barbarie ?
Avec leurs héros (ou criminel ?) respectifs, Tom Lin et Gordon Williams formulent un début de réponse…
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