Paris 2024 : marathon syndical sur les chantiers des Jeux Olympiques
La charte sociale des Jeux olympiques et paralympiques reconnaît, pour la première fois, l’importance des acteurs sociaux dans l’organisation d’un tel événement. Peut-elle servir de levier pour changer le modèle économique de la construction, fondé sur la sous-traitance ? Reportage.
Alors que la lumière du jour baisse en ce mois de décembre, des dizaines d’ouvriers quittent leur chantier pour aller s’engouffrer dans la bouche de métro de la station Carrefour Pleyel, à Saint-Denis (93). Surplombant par endroits les kilomètres de palissade qui entourent des bâtiments en construction, d’immenses panneaux précisent que se construit ici, entre les villes de Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis, le « Village des athlètes » qui accueillera les sportifs pendant les Jeux olympiques et paralympiques (Jop) de 2024.
Sous la dénomination « Les acteurs du chantier » apparaissent les logos de mastodontes de la construction comme Bouygues ou Eiffage, ainsi que, parfois, les coordonnées d’entreprises sous-traitantes. Environ 1,6 milliard de fonds publics ont été alloués à ces chantiers. Sur les 62 ouvrages construits ou rénovés pour accueillir les futurs Jop, 38 sont situés dans le département de la Seine-Saint-Denis. Une estimation officielle évalue à 11 700 le nombre d’emplois créés dans le secteur du bâtiment.
Une première mondiale
Signée en 2017 par les cinq confédérations syndicales et trois organisations patronales représentatives en France, la charte sociale des Jop Paris 2024 s’est fixée pour but de « constituer une référence en matière sociale » pour la préparation et l’organisation de cette future rencontre sportive d’ampleur mondiale. « C’est la première fois qu’un pays reconnaît la place des acteurs sociaux dans l’organisation d’un tel événement », explique Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la Cgt, qui représente les salariés français au sein de l’Organisation internationale du travail (Oit) et copréside à ce titre le comité chargé de suivre l’application de cette charte.
Le texte, rédigé à l’initiative de la Cgt, faisait partie du dossier de candidature de la ville de Paris. Il contient 16 dispositions destinées à « assurer l’exemplarité sociale des Jop 2024 ». La charte entend notamment « placer l’emploi de qualité et les conditions de travail des salariés au cœur de l’impact socio-économique des Jop 2024 » ; elle prévoit d’« anticiper les besoins en compétences des entreprises pour la bonne organisation des Jop », de « s’engager sur un objectif de protection de la santé et de la sécurité des salariés ainsi que de leurs conditions de travail », de « faire respecter les normes internationales du travail et notamment “le travail décent” au sens de l’Oit auprès des sous-traitants et des fournisseurs ».
Une charte annexée au contrat de chaque entreprise
Ces dispositions doivent s’appliquer au Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop), à la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), aux entreprises et aux collectivités « mobilisées dans le cadre de la préparation et de l’organisation des Jeux 2024. »
Le comité de suivi de cette charte réunit les collectivités concernées et les organisations syndicales de salariés et d’employeurs, qui sont également présentes au sein du conseil d’administration du Cojop et de la Solideo. La charte sociale est annexée au contrat de chaque entreprise qui travaille pour l’un de ces deux organismes et s’applique aussi à ses sous-traitants.
Chaque entreprise est tenue de communiquer régulièrement le nombre d’heures réservées à l’insertion aux membres du comité de suivi de la charte, qui reçoit aussi la liste des entreprises présentes sur les chantiers. Par ailleurs, un service d’inspection du travail dédié aux grands chantiers en cours en Île-de-France a été mis en place : l’Unité régionale d’appui et de contrôle des grands chantiers (Uracgc) est composée de six inspecteurs.
Pourtant, si cette charte est une première historique, elle n’est « pas contraignante juridiquement, commente Bernard Thibault. C’est plus un texte d’engagement politique, une orientation pour favoriser un emploi durable. Mais les entreprises fonctionnent comme elles fonctionnent par ailleurs ». La charte ne modifie pas la « configuration plus générale qui mine cette activité » où le recours à la sous-traitance représente « 60 à 80 % » de l’activité, poursuit l’ancien secrétaire général de la Cgt. Et le comité chargé de veiller à l’application de ces préconisations est seulement « consultatif », précise le texte de la charte.
Sous-traitance en cascade
Dans le bâtiment, les chantiers importants sont découpés en lots. « Une entreprise qui a un peu d’assise financière va emporter un lot et le sous-traiter immédiatement », explique Simon Picou, de la Cgt-Inspection du travail. Les entreprises de ce type emploient un faible nombre de salariés sur le chantier, parfois seulement le conducteur de travaux, et sous-traitent la réalisation des travaux à une ou plusieurs autres sociétés, qui sous-traitent souvent à leur tour.
La Cgt-Construction revendique depuis longtemps l’encadrement de la sous-traitance et sa limitation à deux niveaux. En effet, le modèle économique actuel « pousse les conditions de travail à la baisse et les fraudes aux cotisations à la hausse, analyse Simon Picou. Une fois que plusieurs intermédiaires ont pris leurs marges, le sous-traitant du sous-traitant ramasse les miettes. L’entreprise qui réalise les travaux va rogner sur tout, des cotisations sociales aux primes de panier ».
Salariés par douze entreprises différentes en quatre ans
À l’union locale Cgt de Bobigny (93), Jean-Albert Guidou constate les effets de la sous-traitance à chaque nouvelle étape du chantier. Coordinateur du collectif confédéral Migrants, il est contacté en janvier 2022 par douze ouvriers maliens sans papiers. Certains posent le plancher du Village des athlètes. Ces quatre dernières années, ils ont été payés par douze entreprises différentes, sans pour autant changer d’interlocuteur. Pour les périodes où ils avaient un contrat de travail, l’entreprise émettrice du contrat n’était généralement pas la même que celle qui versait leur salaire.
Une réunion avec la Solideo, la Direction régionale interdépartementale de l’économie de l’emploi et des solidarités (Drieets) et la préfecture de Seine-Saint-Denis permet de trouver rapidement une solution. L’Inspection du travail vient constater la présence des ouvriers sans papiers sur les chantiers ; la préfecture doit les régulariser. « Il n’y a pas de différence entre les chantiers des Jop et les autres. La seule chose c’est qu’ils sont obligés de se tenir un peu plus à carreaux sur ces chantiers-là, très exposés médiatiquement. Mais pourquoi les grands groupes se mettraient-ils soudain à être vertueux ? » conclue Jean-Albert Guidou.
En avril 2022, un nouveau groupe de quatre sans-papiers contactent l’union locale de Bobigny. Le chantier a avancé, ceux-ci montent les plafonds du Village des athlètes, pour le même donneur d’ordre (Gcc) que leurs collègues qui posaient les planchers quelques mois plus tôt. Ils travaillent hors de tout cadre légal. Le même scénario se répète : par suite de l’intervention des représentants syndicaux présents au Cojop et à la Solideo, les sans-papiers sont régularisés par la préfecture.
« On a alors fait une proposition simple à l’État, se souvient Jean-Albert Guidou : “Vous avez besoin des travailleurs sans papiers pour que les bâtiments sortent de terre. Mais c’est inconcevable qu’ils restent dans cette situation administrative. Vous voulez des Jop exemplaires sur le plan social ? Le plus simple c’est de régulariser au fil de l’eau.” L’État n’a donné aucune suite. »
En juin 2022, dix nouveaux ouvriers sans papiers se présentent à la CGT de Bobigny. Ils travaillent à la construction du Village olympique ou sur le chantier de la tour Pleyel, qui accueillera un hôtel de luxe. Sans contrats ni fiches de paie, ils sont payés en liquide et détiennent simplement des badges leur permettant d’accéder aux chantiers.
Mais cette fois, à la suite du contrôle de l’Inspection du travail, le donneur d’ordre – à nouveau Gcc – met fin aux contrats des entreprises sous-traitantes. Les sans-papiers sont limogés. La préfecture de Seine-Saint-Denis n’a, à ce jour, pas accepté de régulariser leur situation. Or cette décision appartient au préfet.
Une bataille pour accéder aux chantiers
Les entreprises du bâtiment n’entendent pas laisser des représentants syndicaux pénétrer sur leurs chantiers. Yves Gauby, de la fédération Cgt de la Construction, raconte ainsi la « bataille » menée pour y accéder. Dans un premier temps, « la Fédération française du bâtiment nous a dit : “Le Medef a signé la charte des Jop, mais pas nous. Vous ne ferez pas ce que vous voulez sur nos chantiers.” »
Des permanences syndicales ont pu avoir lieu, mais à l’extérieur des chantiers. Les militants Cgt-Construction et Cgt-Intérim sont donc revenus aux méthodes éprouvées : distribuer devant les chantiers des tracts portant le nom et la photo des délégués de site préalablement nommés. Ces distributions leur ont d’ailleurs permis de constater que les intérimaires étaient largement majoritaires. En effet, tandis que les intérimaires avaient rapidement épuisé le stock de tracts de la Cgt-Intérim, aucun salarié directement employé par une entreprise de la construction n’était passé et les militants de la Cgt-Construction ont dû repartir avec leurs documents.
En parallèle, les représentants syndicaux présents au Cojop et à la Solideo continuaient à appuyer les demandes de permanences à l’intérieur du chantier. Certains donneurs d’ordre ont fini par accepter qu’une délégation syndicale et le Cojop visitent les chantiers. Mais, commente Yves Gauby, « on sait comment ça se passe. La visite est prévue et, quand on arrive, tout est nickel. » Pour Hervé Ossant, membre de la commission exécutive confédérale et chargé du suivi des Jop 2024, la mise à disposition de locaux pour des permanences syndicales pourrait « créer des précédents susceptibles de servir pour la suite ».
Les chantiers des Jop vont bientôt entrer dans la phase de second œuvre, qui consiste à aménager les structures et nécessite l’intervention de plombiers, peintres, carreleurs, électriciens, etc. Le recours à la sous-traitance est encore plus important pour ces métiers. Les entreprises concernées sont le plus souvent des Pme ou des Tpe desquelles les syndicats sont absents. La date des Jop approche et ne pourra pas être décalée, même en cas d’aléas climatiques ou de rupture d’approvisionnement.
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