Professions intermédiaires et techniciennes : la mécanique du déclassement

Stagnation des salaires, augmentation de la charge de travail, manque de reconnaissance : voilà le cocktail qui alimente le déclassement de ces professions, invisibilisées jusque dans certaines conventions collectives. En faisant de 2024, « l’année des professions intermédiaires et techniciennes », l’Ugict-CGT a voulu les (re)mettre en lumière.

Édition 061 de [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Très hétérogènes, les professions intermédiaires et techniciennes occupent 26% de l’emploi total.© AltoPress / Maxppp

Observons d’abord la galaxie. Quiconque veut étudier les professions intermédiaires et techniciennes est d’abord frappé par leur extrême hétérogénéité. Ils et elles sont professeurs des écoles, commerciaux, comptables, contremaîtres, techniciens de l’industrie, infirmières ou rédacteurs territoriaux… Au total, quelque 7 millions de personnes occupaient un emploi intermédiaire en 2018, soit 26  % de l’emploi total. 

La complexité de leur structuration est une deuxième réalité marquante  : déterminées par leur classification professionnelle, elles comptent pas moins de sept catégories socio-professionnelles, héritages de la nomenclature Insee de 1982 qui a créé le groupe «  Professions intermédiaires  » en lieu et place des «  cadres moyens  ».

Cette complexité est accentuée par des frontières elles-mêmes mouvantes. Dans la fonction publique, où 20  % des agents relèvent de la catégorie B, un certain de nombre de professions (enseignants et enseignantes du premier degré, assistantes sociale, sage-femmes, officiers de police) ont été reclassées en catégorie A, mais restent comptabilisées dans les «  professions intermédiaires  » ‒  pour assurer la continuité statistique, selon l’Insee  ; «  au vu de leur situation objective, notamment salariale…  », rétorque la Cgt. 

Dernier fait significatif  : sous l’effet notamment de l’élévation des niveaux d’éducation et de la tertiarisation des emplois, ces professions sont aujourd’hui plus nombreuses, diverses, féminisées et diplômées qu’hier. Au total, 62  % sont diplômées de l’enseignement supérieur (niveau bac + 2 ou plus), c’est 20 points de plus que pour l’ensemble des personnes en emploi, précise l’Insee.

Des professions privées d’un statut spécifique interprofessionnel

Si importantes soient-elles dans la structure de l’emploi, elles ont pourtant rarement été étudiées en tant que telles, dans leur globalité, hormis dans les analyses statistiques. Au fond, qui sont et que font les professions intermédiaires qui composent ce portrait de groupe  ? L’Ugict-Cgt, qui les organise depuis 1969 à partir de la réalité du travail et du respect de leur diversité, répond  : «  Un salarié ou une salariée apte à maîtriser et à mettre en œuvre, de manière autonome, une technique complexe, sociale, juridique, paramédicale, industrielle et commerciale.  » 

Mais la question revient épisodiquement  : dans les travaux considérés comme pionniers du sociologue Laurent Thevénot durant les années 1980  ; dans ceux menés par le Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications (Céreq), en grande partie réunis dans Les Professions intermédiaires, des métiers d’interface au cœur des entreprises. Comme l’indique le titre du livre, elles sont à la fois destinataires et vectrices des changements (1).

Le paradoxe n’est qu’apparent. «  Il tient pour partie à leur caractère extrêmement diversifié, en termes de métiers, d’activité et d’identités professionnelles, mais aussi dans certains secteurs, à leur positionnement dans les interstices, voire dans les coulisses, des processus de production. Si bien que les fonctions d’appui, de maintenance, de support sont probablement, parfois, mises de côté  », explique Jean-Paul Cadet, ingénieur de recherche au Céreq. 

De fait, ces professions sont souvent définies par défaut, réduites à «  ni cadres, ni ouvrières  » et privées d’un statut spécifique interprofessionnel. Cette invisibilisation est aujourd’hui accentuée par les stratégies patronales qui, à l’instar de la nouvelle convention collective de la métallurgie, ne considère plus que les «  non-cadres  » d’une part et les «  cadres  » d’autre part. Mis en œuvre dans les entreprises du secteur depuis le 1er janvier 2024, le nouveau système de classification y accentue le phénomène et s’affranchit de la reconnaissance des diplômes, sans garantie de rémunération et d’évolution de carrière. La tentative ‒ avortée au printemps dernier ‒  de supprimer les catégories A, B et C dans la fonction publique, participe de ce mouvement.

Invisibilisation et déclassement salarial comme professionnel s’entretiennent ainsi l’un l’autre, comme le documentent, depuis dix ans, les baromètres Ugict-Secafi réalisés par ViaVoice qui, en dépit de l’hétérogénéité des situations, des métiers – encore très ségrégés ‒  et des statuts (public, privé), parvient à dégager ce qui les rassemble. Le dernier, rendu public au printemps 2024, met en évidence les ingrédients qui nourrissent leur colère. Inadéquation de la rémunération au regard de la qualification ou de l’implication professionnelle et aggravation de la charge de travail se combinent pour faire émerger deux priorités, à parts quasi égales  : la revendication salariale ‒  en augmentation de 16 points en trois ans ‒ et l’équilibre entre vies professionnelle et privée. 

L’illustration en est donnée dans les laboratoires privés de biologie médicale qui, en une quinzaine d’années, ont connu une industrialisation et une concentration entre les mains de grands groupes fonctionnant par endettement. Chercheur en sociologie au Centre d’économie de l’université Paris-Nord et affilié au Centre d’étude sur l’emploi et le travail (Ceet), Samuel Zarka a travaillé sur l’impact de cette financiarisation sur les conditions de travail et d’emploi des techniciennes (2). Après avoir croisé visites d’établissements, entretiens et analyse documentaire, il explique  : «  Comme dans d’autres secteurs, les salaires intermédiaires ont, ces dernières années, été modestement revalorisés et les grilles ‒ par ailleurs obsolètes ‒ se sont tassées. Les techniciennes témoignent ainsi d’un niveau de salaire déconnecté de leurs compétences et de leur engagement, dans un environnement de travail de plus en plus technique et complexe. Les négociations annuelles obligatoires, médiocres, n’ont pas apporté la reconnaissance attendue. Sur les plateaux techniques hors centre-ville, le salaire net avoisine à peine les 1 700-1 800 euros pour des diplômées de Bts, voire les titulaires d’un Bachelor universitaire de technologie (But) (bac + 3).

… et dont les identités professionnelles sont brouillées

L’Insee confirme (Insee Focus n°230) ce qui est observé au niveau microéconomique  : sur une période longue (1996-2018), le salaire des professions intermédiaires n’a progressé qu’au rythme de 0,1  % par an en moyenne, en euros constants, contre 0,2  % pour les cadres et 0,6  % pour les ouvriers. Sous l’effet de trois années de forte inflation, le décrochage s’est accentué alors que leur durée habituelle de travail s’élève, en 2022, à plus de trente-huit heures par semaine.

L’urgence salariale est donc criante. Elle est d’autant plus légitime que ces professionnels, attachés à leur technicité mais souvent entravés dans leur aspiration à bien travailler, ont vu leurs métiers se complexifier. Dans une étude sur les professions intermédiaires des entreprises (4,5 millions d’emplois), le Céreq repère au moins deux caractéristiques qui brouillent en grande partie leurs identités professionnelles, par ailleurs diverses. 

D’une part, une interpénétration, plus ou moins accentuée selon les métiers, des dimensions technique, managériale, administrative. Cela «  accroît la tendance à la polyvalence fonctionnelle des emplois et requiert une forme de polycompétence de la part des salariés  », soulignent les chercheurs. 

D’autre part, une rationalisation ou une «  managérialisation  » de leur travail qui donne la priorité à sa dimension gestionnaire. Associée à une technicité accrue mais parfois empêchée, cette montée en exigences, accentuée aujourd’hui par la numérisation et l’automatisation, devrait être reconnue sur le plan salarial et professionnel.

C’est tout le contraire qui se produit. Dans le cadre d’un travail réalisé par le collectif Fonction publique de l’Ugict-CGT (3), Sarah, technicienne de laboratoire dans un Chu, témoigne de cette difficulté à travailler dans un environnement de plus en plus complexe, à un rythme davantage soutenu  : «  J’ai débuté ma carrière avec des conditions de travail correctes, mais je n’ai pu que constater une augmentation continue de l’activité, avec des analyses toujours plus poussées et exigeantes. Et bien sûr sans reconnaissance salariale pour la technicité accrue que nous mettons en œuvre.  » Ce tassement des salaires vers le bas des grilles s’opère alors que leur niveau de fonctionnalité et de responsabilité les rapproche de plus en plus des cadres, en termes d’organisation comme de conditions de travail  : développement du télétravail, essor du forfait-jours, modification de la structure de la rémunération avec davantage d’individualisation… 

Déclassées, mais prêtes à se mobiliser

Comment cela peut-il tenir  ? «  Dans les grands laboratoires privés, qui se sont substitués à des petites structures familiales, ce qui domine, c’est le désenchantement, voire un sentiment de dégoût  », témoigne Samuel Zarka, sous l’effet notamment d’une segmentation du travail – il y a les techniciens qui prélèvent et ceux qui contrôlent les automates ‒ , à distance des patients, «  où tout le monde est perdant  ». Voilà pour côté «  face  ». Pour le côté «  pile  », poursuit-il, «  les entretiens que j’ai réalisés ont révélé des dynamiques de grèves, un apprentissage de la coordination des luttes à l’échelle de groupes multilocalisés  ». Au printemps 2024, ce fut ainsi le cas au sein de Biogroup pour des augmentations de salaires ou chez Inovie, contre les licenciements et la dégradation des conditions de travail. 

Année après année, les baromètres Ugict mettent ainsi en lumière à la fois un regain de confiance vis-à-vis des syndicats et une détermination à davantage se mobiliser. Au printemps 2023, un sondage réalisé à la demande de l’Ufict-Cgt Mines-Énergie auprès de 4 778 techniciens et agents de maîtrise du secteur de l’énergie confirmait  : 85  % se disaient prêts à faire grève et sept sur dix à manifester. Si ces résultats sont à resituer dans le contexte des mobilisations contre la réforme des retraites, il est fort à parier que la motivation de ces salariés, dont la situation s’est encore dégradée depuis, est intacte.

Christine Labbe

  1. Christophe Guitton et Jean-Paul Cadet (dir.), Les Professions intermédiaires, des métiers d’interface au cœur des entreprises, Armand Colin/Recherches, 2013.
  2. Samuel Zarka, «  Le bouleversement du travail biologique : entre engagement sanitaire et industrialisation financiarisée  », Connaissance de l’emploi n°198, 18 septembre 2024.
  3. Collectif Fonction publique de l’Ugict-Cgt, Bien travailler dans la fonction publique… c’est encore possible  ?, 2023. À retrouver sur Syndicoop.fr