Rencontres d’Options -  Rencontres d’Options (3/3)  : Femmes et professions intermédiaires, la triple peine

Elles sont plus diplômées que les hommes. Mais elles sont aussi davantage déclassées, moins reconnues dans leurs qualifications et donc moins bien rémunérées. La troisième table ronde d’Options s’est penchée sur la situation des femmes dans les professions intermédiaires pour envisager des moyens d’action et de mobilisation.

Édition 065 de mi-février 2025 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Il faut imposer une autre façon de décrire les métiers, de les analyser et de les définir pour mieux les comparer. © PhotoPQR / L’Est Républicain / Maxppp

En même temps que leur niveau de qualification, les professions intermédiaires et techniciennes se sont féminisées. Au point que les femmes y sont désormais majoritaires. En ouverture de la 3e table ronde des Rencontres d’Options, Emmanuelle Lavignac, secrétaire nationale de l’Ugict-Cgt et membre du Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes, commence par objectiver ce phénomène. «  Au cours des quarante dernières années, en parallèle de l’effondrement du secteur industriel et de la tertiarisation de l’économie, les femmes sont massivement arrivées dans le monde du travail. Si bien qu’aujourd’hui, 71  % des femmes de 15 à 64 ans sont en activité, soit seulement 5,6 points de moins que les hommes du même âge, contre 30 points de différence en 1975.  »

Parallèlement, les jeunes femmes ont bénéficié à plein de la démocratisation de l’accès au bac. En 2023, selon l’Insee, elles sont globalement plus diplômées que les hommes. Elles sont presque 30  % à avoir au moins un bac + 3, contre 26,2  % des hommes  ; 15,7  % ont un niveau bac + 2, contre 12,8  % des hommes. Pourtant, elles restent moins bien traitées que leurs homologues masculins. 

Selon l’Insee, en équivalent temps plein, l’écart de salaire moyen entre hommes et femmes des professions intermédiaire était de 11,9  % en 2022, contre 13,1  % entre 2012. De plus, note Emmanuelle Lavignac, elles évoluent moins que leurs collègues hommes vers des postes de cadres, mieux rémunérés. «  Cela permet aux entreprises d’employer une population de salariées éduquées, capables d’adaptation et de polyvalence, pouvant assurer des tâches de cadres mais aussi d’employés.  » Elle ironise  : «  C’est bien pratique… et surtout moins coûteux.  »

Métiers féminisés, métiers sous-valorisés 

Les inégalités puisent en grande partie leur origine dans la nature des métiers concernés, explique Rachel Silvera, économiste, maîtresse de conférence à l’université Paris-Nanterre et codirectrice du réseau de recherche Mage (Marché du travail et genre). Les femmes des professions intermédiaires se concentrent en effet dans le tertiaire et, en particulier, dans les métiers du soin et du lien aux autres. Infirmières, assistantes de travail social et autres diplômées d’État du travail social… «  Au fond, dès le début, ce sont des tâches que la société n’associe pas à de “vrais métiers” impliquant formation ou qualification, mais à des fonctions relevant de la vocation et de pseudo-qualités féminines.  » 

Prendre soin, servir, nettoyer, être en empathie, éduquer… On pourrait également parler du sens de l’«  organisation  » ou du «  relationnel  » attendu dans les métiers administratifs et commerciaux en entreprise, là aussi très féminisés. Conséquences  ? Comme les infirmières avant elles, les assistantes de travail social ont bataillé des années avant que leur diplôme d’État, obtenu après trois ans d’études, soit reconnu au niveau bac + 3. C’était en 2018. Autre exemple  : selon la nomenclature Insee des catégories socio-professionnelles, les sage-femmes qui suivent pourtant entre cinq et sept années d’études après le bac, restent associées aux professions intermédiaires, aux côtés des infirmières.

Une pénibilité non reconnue

L’Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens (Ufmict-Cgt) a lancé, en novembre 2024, une vaste enquête auprès du corps infirmier. Si cette campagne n’est pas encore terminée, de premiers enseignements ressortent des 3 500 réponses déjà reçues. «  L’un des points saillants, rapporte Ophélie Labelle, secrétaire générale adjointe de l’Ufmict-Cgt, concerne le manque de reconnaissance de la pénibilité de leur travail, comme pour de nombreux métiers à prédominance féminine. La surcharge de travail, la charge mentale, mais aussi les effets des horaires atypiques du travail de nuit, des journées de douze heures… rien de tout cela n’est considéré dans la rémunération ou pris en compte dans les réformes successives des retraites.  » 

Rachel Silvera abonde  : «  On a l’habitude d’opposer le travail physique, pénible par définition, au travail émotionnel, qui ne le serait pas. D’un côté, les hommes, de l’autre les femmes Pourtant, dans les métiers du soin et du lien, on a des contraintes physiques – le bruit et le petit mobilier dans le secteur de la petite enfance, par exemple, le port des corps, la charge émotionnelle… –, mais aussi des responsabilités qui, elles non plus, ne sont pas reconnues. S’occuper des autres, avoir la responsabilité de vies humaines, est aujourd’hui toujours moins valorisé qu’encadrer une équipe, avoir des responsabilités hiérarchiques.  »

Un arsenal législatif peu opérant

Tandis que l’égalité entre les femmes et les hommes est inscrite dans la Constitution depuis 1946, rappelle Martine Lalevée, spécialiste des politiques sociales au cabinet Secafi, on peut s’étonner d’être, quatre-vingts ans plus tard, toujours en position de la revendiquer. D’autant que l’arsenal législatif français est particulièrement impressionnant dans ce domaine. La première loi qui parle d’égalité professionnelle date de 1972. Elle instaure la notion «  À travail de valeur égale, salaire égal  », trop souvent tronqué en «  À travail égal, salaire égal  ». Suit la loi de 1975 qui interdit les discriminations sexistes au travail. La Loi Roudy, votée en 1983, vient compléter ces premiers textes. Et rien qu’au cours des vingt dernières années ont été adoptées la loi de 2006 «  relative à l’égalité salariale entre les hommes et les femmes  », la loi de 2014 pour «  l’égalité réelle entre les femmes et les hommes  » ou encore la loi pour «  la liberté de choisir son avenir professionnel  » qui, en 2018, a instauré l’index d’égalité professionnelle…

 Cette dernière loi avait pour objectif intéressant d’«  organiser le passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultats, résume Martine Lalevée. L’index doit mesurer ces résultats en s’appuyant sur des critères plus fins que les Csp. Toutefois, les entreprises ont encore trop de marge pour orienter le calcul de leur index, y compris parce que les représentants au Cse s’emparent peu du sujet  », constate-t-elle.

En vingt ans, les écarts se sont trop peu réduits

Finalement, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Toutes Csp confondues, les écarts de rémunération à poste équivalent et à temps plein sont désormais de 15,5  % dans le secteur privé (contre 22  % en 1995) et de 12,7  % dans le public (contre 14,8  % en 1995). En vingt ans, la progression est faible. Autre indicateur, insiste Martine Lalevée  : «  En 2021, l’écart salarial entre un homme et une femme qui ont un enfant est de 12,4  %. Il monte à 20  % avec deux enfants et à 29,5  % avec trois. La vie personnelle et familiale continue d’ agir de manière toujours très inégalitaire sur le déroulement de carrière, selon le sexe.  »

Face à ces constats d’échec, Emmanuelle Lavignac invite à «  chausser les lunettes du genre  ». D’abord en s’adressant plus spécifiquement aux femmes. Certes, comme les hommes des professions intermédiaires, elles sont victimes de déclassement. Mais, avant même cela, elles sont victimes d’un manque de reconnaissance. «  Il faut aller vers elles pour les sensibiliser au fait qu’elles sont des professions intermédiaires, car nombre d’entre elles, notamment dans les métiers féminisés, l’ignorent  », constate-t-elle, en faisant le pari qu’une prise de conscience peut déboucher sur une montée revendicative.

Une méthode québécoise de comparaison 

Chausser les lunettes du genre, c’est aussi «  comparer les situations sur l’ensemble des carrières pour souligner les conséquences du temps partiel, des grossesses et autres situations sur le déroulement des carrières et l’évolution des salaires  », insiste Ophélie Labelle. Enfin, c’est imposer une autre façon de décrire les métiers, de les analyser et de définir leur «  valeur  » pour mieux les comparer.

Rachel Silvera et ses collègues s’appuient sur une méthode en vigueur au Québec depuis les années 1990 pour comparer les métiers féminisés et les métiers dits masculins. «  Les Québécois parlent d’équité salariale. Avec cette méthode, une infirmière peut aller voir son employeur et lui dire  : “La rémunération de ce technicien est supérieure à la mienne, or j’estime qu’on fait un travail comparable.” Si l’employeur ne peut pas justifier l’écart, il est obligé de “passer à la caisse”  ». Il s’agit de comparer des niveaux de technicité, de complexité des tâches, l’exigence organisationnelle…

L’enjeu est aussi démocratique

«  Les Csp ne reflètent plus la réalité du travail. À nous de défendre et de porter le toilettage des classifications qui prennent en compte la valeur réelle du travail et revoir également la définition de la pénibilité  », conclut Emmanuelle Lavignac. En appelant à s’emparer, pour cela, de la directive européenne sur la transparence des salaires, qui doit être transposée en droit français au plus tard en 2026. 

L’enjeu est aussi démocratique, souligne en conclusion Agathe Le Berder, secrétaire générale adjointe de l’Ugict-Cgt  : parce que le déclassement des professions intermédiaires nourrit le terreau de l’extrême droite, il faut lutter pour la revalorisation de ces professions. Une revalorisation, souligne-t-elle qui passe «  par la reconnaissance des diplômes, la prise en compte de la pénibilité, la lutte contre les inégalités hommes-femmes  : trois thèmes qui doivent être au cœur du combat que mène ouvertement la Cgt contre les idées d’extrême droite  ». 

Marion Esquerré