Rencontres d’Options -
Rencontres d’Options (1/3) : Ce que les professions intermédiaires et techniciennes nous disent des transformations du travail
Avec « La grande déqualification », thème des dernières Rencontres d’Options, l’Ugict-Cgt poursuit son travail d’exploration des professions intermédiaires, déclassées et invisibilisées jusque dans certaines conventions collectives. Comment comprendre cet angle mort du salariat ? La première table-ronde en a débattu.
La difficulté à mieux cerner les professions intermédiaires tient à la réalité de leur extrême diversité, en termes de profils comme de métiers. DR
Centrales dans les organisations du travail, mais largement méconnues du grand public, voire de ses membres eux-mêmes, les professions intermédiaires et techniciennes, incluent tout même environ 7 millions de personnes. En tant que groupe social, elles ont longtemps été définies par défaut : ni ouvrières, ni cadres. Avec la nouvelle convention collective de la métallurgie, mise en œuvre dans les entreprises de la branche depuis le 1er janvier 2024, les voici invisibilisées en devenant subitement des « non-cadres ». Comment comprendre la persistance de cet angle mort du salariat ? En ouverture des Rencontres d’Options, la première table ronde s’interroge sur cette problématique pour cerner ce que la négation de ces professions nous dit du travail et de ses transformations.
L’Ugict-Cgt, dont la vocation est de travailler avec les salariés qualifiés à responsabilités, a fait de 2024 « l’année des professions intermédiaires et techniciennes ». Historiquement, rappelle Cyril Dallois, secrétaire national et responsable de la vie syndicale, c’est en 1969, à la suite des luttes de 1968, que l’organisation spécifique de la Cgt, jusqu’alors nommée Union générale des ingénieurs et cadres (Ugic), intègre la dimension technicienne en devenant l’Ugict. « Dès lors, explique-t-il, elle n’a jamais cessé de travailler sur les conditions réelles de travail et les préoccupations de ces catégories de salariés. C’est une démarche qui, par conséquent, s’inscrit dans le temps long. »
Le déclassement, carburant du vote pour l’extrême droite
Plus qualifiées et féminisées qu’hier, ces professions sont aujourd’hui soumises à des logiques patronales visant à déprécier les qualifications alors que les métiers, dans le même temps, se complexifient. Ingénieur de recherche au Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications (Céreq), Jean-Paul Cadet souligne un paradoxe : un relatif désintérêt pour ces professions, y compris dans les travaux de recherche, alors que leur rôle est stratégique dans le fonctionnement des organisations. Parec qu’elles assurent des missions de coordination, de supervision et de mise en œuvre, d’une part ; d’autre part parce qu’elles rendent opérationnelles des décisions prises, en amont, par les directions.
En situation de travail, souligne-t-il, « les techniciens et les techniciennes traduisent des concepts techniques en faits, en actions concrètes. Ils et elles mettent de l’huile dans les rouages des dispositifs techniques et des machines en assurant leur fonctionnement ». Dans la fonction publique, les professions intermédiaires jouent un rôle d’interface entre des politiques publiques et leur mise en œuvre concrète sur le terrain, grâce à leur professionnalité et à la proximité nouée avec les usagers.
La menace d’une « bulle qualificationnelle »
C’est dans ce contexte de montée en qualification et de complexification des métiers que plusieurs signaux ont alerté, ces dernières années, sur un phénomène de déclassement – commun à tous et à toutes mais accentué pour ces catégories. Ce déclassement est professionnel. Jean-Paul Cadet décrit ainsi le risque d’une « bulle qualificationnelle », c’est-à-dire une situation d’emploi et de travail où de nombreux salariés sont surqualifiés au regard des postes occupés.
Sans faire d’analogie hâtive avec les bulles spéculatives, l’image porte tout de même l’idée que la bulle peut « exploser », par l’expression d’une colère sociale par exemple, ou « imploser » dans le mal-être au travail. Le déclassement est aussi salarial, les professions intermédiaires étant, a montré l’Insee, les grandes perdantes de l’évolution du salaire moyen au cours des vingt-cinq dernières années : en progression d’à peine 2,5 %, contre 14 % toutes catégories socioprofessionnelles confondues. Ce double phénomène, prévient Cyril Dallois, alimente la progression du vote pour l’extrême droite, comme l’ont montré les résultats des dernières élections législatives. L’enjeu n’est donc pas seulement professionnel, il est aussi démocratique.
Une mise en cause de ce qui fait l’honneur du métier
Sociologue et anthropologue, directeur de recherche au Cnrs, Philippe d’Iribarne s’intéresse particulièrement à cette notion – réelle ou ressentie –de déclassement, une réalité plus marquée en France que partout ailleurs. Auteur d’un essai récent, Le Grand Déclassement (Albin Michel, 2022), il tente d’en analyser les ressorts. Selon lui, il puise son origine dans une mise en cause de ce qui fait l’honneur du métier, au profit d’une logique managériale. « En France, nous sommes très centrés sur l’idée de fierté au travail, explique-t-il. “On” fait quelque chose parce que c’est notre métier, et on veut être respecté dans notre compétence. Or, l’idée sous-jacente de la nouvelle convention collective de la métallurgie est que le métier, c’est “ringard”. Elle dissout des repères traditionnels qui, justement, jouent un rôle fondamental dans le sentiment d’être respecté. Désormais, le salarié dépend d’un manager qui va lui fixer une série de tâches. Le problème est qu’une série de tâches ne fait pas un métier »
Cette mise au point ouvre une discussion sur l’opposition entre « métier » et « emploi », non corrélé à un niveau de diplôme. La contradiction est portée par Philippe Denimal, consultant et sociologue du travail, auteur de plusieurs ouvrages sur les classifications. Lui défend les principes guidant la nouvelle convention de la métallurgie : « La difficulté avec la notion de métier est qu’elle est aujourd’hui moins évidente qu’hier, souligne-t-il. Les configurations d’emploi et les manières de réaliser son métier se sont en effet diversifiés. Face à cette diversité, il faut se rapprocher de l’emploi réellement tenu pour ne rien occulter, en s’attachant à ce qui se passe au pied des machines ou devant les ordinateurs. »
En première ligne des processus d’automatisation et de digitalisation
Cyril Dallois y voit une logique non de transformation mais d’opposition, en définissant au préalable ce qu’est un métier, en termes de contenu, de finalité et de niveau de qualification. Il explique : « Les professions intermédiaires sont en réalité symptomatiques du virage pris dans les grilles de classification de la métallurgie, que l’on retrouve également dans le champ ferroviaire. Effectuer ce virage vers la notion d’emploi, c’est ignorer la qualification du salarié, revenir à une forme d’arbitraire patronal et casser les logiques de déroulement de carrière. Avec au moins deux conséquences : une concurrence exacerbée entre professions intermédiaires et ouvriers/employés ; un accès quasi impossible aux collèges cadres. »
D’où un déficit de reconnaissance sociale, mais aussi symbolique : parce qu’elles en subissent frontalement les effets, les professions intermédiaires et techniciennes sont comme un miroir grossissant des transformations du travail. L’argument est développé par Jean-Paul Cadet qui y ajoute une dimension : la tension entre, d’un côté, un appel à l’autonomie, à la prise d’initiative et de responsabilité, et de l’autre, un renouvellement des formes de contrôle, notamment à travers les outils numériques et la gestion par les indicateurs de performance. Il poursuit : « En première ligne des processus d’automatisation et de digitalisation, elles sont également fortement impactées par tous les dispositifs qui visent à “managérialiser” le travail. »
Diversité adossée à une forte identité professionnelle
Si ces évolutions ne sont pas circonscrites aux professions intermédiaires, ces dernières sont clairement ciblées. « Elles sont à la fois au cœur de ce qui fait la dévalorisation et au centre de la confrontation entre travail et capital », appuie Cyril Dallois. La difficulté à les cerner tient probablement à leur extrême diversité, en termes de profils comme de métiers. Mais cette diversité est adossée à une forte identité professionnelle, comme le montrent les baromètres que l’Ugict-Cgt leur consacre tous les ans.
« L’enjeu, pour nous, indique le responsable de l’Ugict, est de rétablir l’intégralité de ce monde du travail et de le faire réapparaître avec ses exigences. » En particulier sur la base de l’Accord national interprofessionnel de l’encadrement de 2020, qui sanctuarise un certain nombre de garanties intégrées à un nouveau statut, tant pour les cadres que pour les professions intermédiaires. Pour alimenter sa démarche revendicative, l’Ugict pourra s’appuyer sur une étude Ires/Cgt qu’elle copilote, coordonnée par Jean-Paul Cadet. Son nom : Prism, pour « professions intermédiaires en situation de mutation ».
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