Entretien -  À 55 ans et plus, comment travailler de manière « soutenable » ?

Traiter du vieillissement au travail implique de réfléchir en terme de parcours. Cette approche permet de relier les situations vécues à un ensemble de dimensions : elles sont collectives, sociales, organisationnelles et environnementales. Un entretien avec Catherine Delgoulet, ergonome*.

Édition 059 de début novembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Manque d’autonomie et pression temporelle sont des facettes ignorées de la pénibilité. ©Pierre Rousseau/BENELUXPIX/MAXPPP.

– Options  : Abrogation de la réforme des retraites de 2023 ou ouverture d’un chantier pour, selon Michel Barnier, «  l’améliorer  » : le débat sur l’avenir des retraites, et donc sur la place au travail des salariés les plus âgés, est relancé. En tant qu’ergonome, votre vision du vieillissement au travail a-t-elle évolué ?

– Catherine Delgoulet  : Il y a presque vingt-cinq ans, lorsque j’ai soutenu ma thèse (1), mon travail était basé sur des approches comparatives entre les jeunes et les plus âgés, les plus expérimentés et ceux qui le sont moins. De plus en plus, et singulièrement au sein du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt), cette question du vieillissement au travail est abordée en termes de parcours. Nous insistons davantage sur le caractère construit des situations vécues, qui sont conditionnées par un ensemble de dimensions collectives, organisationnelles, environnementales, sociales ou économiques. Ne pas s’en tenir à des questions de seuils, de catégories ou de paramètres permet de déjouer les stéréotypes liés à l’âge, et de lever un certain nombre de tropismes quantitativistes, à partir d’indicateurs qui peuvent être trompeurs et empêchent de réfléchir.

Options  : Justement, dans vos derniers travaux (2), vous proposez de dépasser la seule notion de «  pénibilité  » pour envisager celle de «  soutenabilité  ». C’est-à-dire  ?

Catherine Delgoulet  : Mon propos n’est pas de nier les pénibilités dans le monde du travail, pénibilités dont l’envers du décor serait la «  soutenabilité  ». Mais je m’appuie sur un certain nombre de constats. D’abord les difficultés des modèles de prévention, très individualisants, à donner les résultats attendus en termes de santé et d’accidents du travail. Ensuite, une prise en compte incomplète de toutes les facettes de la pénibilité, par exemple, les contraintes psychosociales (absence de reconnaissance, stress) et organisationnelles (manque d’autonomie, contrôle, pression temporelle…).

A contrario, l’approche en termes de soutenabilité tient compte des difficultés que rencontrent les encadrants dans leur situation de travail pour traiter des situations complexes avec leurs collaborateurs  : réorganisations du travail, nécessité de développer les compétences, réaffectation de salariés pour des raisons médicales… Cette notion, apparue dès les années 2000, invite à penser le travail autrement. Notamment parce que nos recherches réalisées dans les milieux de travail montrent que, dès lors que les conditions sont réunies, les personnes parviennent à maintenir, voire à construire, leur santé physique, psychique et cognitive, au fil de leur parcours de travail et de formation.

Options  : Posons donc le principe que le travail peut être soutenable. Selon quels critères  ?

Catherine Delgoulet  : Proposer la soutenabilité consiste à privilégier une approche collective pour appréhender les relations santé-travail sous l’angle de la construction. C’est envisager la prévention en entrant par le travail, par le «  faire  » et non par les seuls risques. Un travail est soutenable lorsqu’il permet à la fois aux personnes et à l’ensemble du système sociotechnique de reproduire et de développer les ressources utilisées. Plusieurs critères peuvent le définir  : un travail non délétère immédiatement, qui permet d’apprendre, d’acquérir des savoirs et des savoir-faire pour maîtriser les situations et donner du sens à ce que l’on fait  ; une prise en compte des besoins des personnes et des collectifs de travail, sur le long terme  ; une absence d’opposition liée à l’âge, pour ne pas compromettre les besoins des générations futures. Parler de vieillissement au travail, ce n’est pas user prématurément les jeunes pour soulager les plus âgés  : à 20 ans, on vieillit déjà  !

Options  : Parmi les pistes que vous identifiez pour construire la soutenabilité du travail, vous insistez sur la transmission. Cette transmission doit-elle être l’apanage des plus âgés, du fait de leur expérience, ou doit-elle être pensée à tout âge  ?

Catherine Delgoulet  : Elle est primordiale à tout âge, pour offrir une alternative à la prévention par les risques, en se centrant sur la transmission de savoirs nécessaires à l’acquisition de gestes professionnels efficients. Mais nous constatons que ce sont ni les plus âgés, ni les plus expérimentés qui s’engagent dans la transmission, car celle-ci est très rarement pensée au sein de l’organisation du travail. Elle se fait de manière invisible, dans l’entre-deux des tâches que chacun et chacune a à faire en parallèle. Or, accueillir et transmettre est un exercice périlleux qui nécessite de dégager du temps.

Dans le quotidien du travail, cette transmission dépend des collectifs et exige qu’on se connaisse un minimum, ce qui implique la stabilité et la pérennité des collectifs. Certaines organisations du travail vont à l’encontre de ces objectifs et mettent à mal le processus de transmission. Dans tous les cas, cela implique de travailler mieux, d’être moins dans l’intensité, dans des rythmes dictés par des process. Cela oblige à desserrer les contraintes de pression temporelle et de rythme.

Toujours dans le cadre d’un parcours construit, il faut avoir à l’esprit que le vieillissement ne survient pas brutalement à 55 ans. On ne va pas rattraper les dégâts qui ont été faits antérieurement. Pour beaucoup d’entre nous, ce sera en grande partie déjà trop tard. Réfléchir en termes de soutenabilité du travail, c’est penser cette continuité de la circulation de l’expérience entre générations.

Propos recueillis par Christine Labbe

* Catherine Delgoulet est professeure au Conservatoire national et des arts métiers (Cnam) et directrice du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt)

  1. «  La formation professionnelle des travailleurs vieillissants  : composantes motivationnelles et modes d’apprentissage d’une technique de maintenance ferroviaire  », thèse de doctorat, 2000, Toulouse-II.
  2. Catherine Delgoulet, «  Des pénibilités à la soutenabilité du travail  », in Bruno Palier (dir.), Que sait-on du travail  ?, Presses de Sciences Po/Le Monde, octobre 2023.