Échecs – Adoubés et abusés

Les plus grands ont parfois usé de ce stratagème pour tricher : rejouer son coup en disant « J’adoube », comme si on se contentait de repositionner une pièce, mine de rien. Parfois, sidéré, l’adversaire ne proteste pas. Et ça peut passer.

Édition 049 de fin avril 2024 [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

Sur l’échiquier, dans le cadre d’une compétition, si une pièce n’est pas bien placée, notamment si elle est mal centralisée sur une case, en disant «  j’adoube  » à son adversaire, on lui signifie que l’on n’a pas l’intention de jouer cette pièce, mais juste de la repositionner correctement. L’expression vient du Moyen Âge. Lors d’une cérémonie, en lui posant le plat d’une épée sur l’épaule, un seigneur pouvait élever un homme au rang de chevalier. Le doigt qui se pose délicatement sur la pièce ressemble au plat de l’épée sur l’épaule de l’adoubé. 

La règle 

Il est très important de prononcer le mot «  j’adoube  » juste avant d’ajuster la pièce ou simultanément. Dans le cas contraire, l’action est assimilée à de la triche. Si on joue une pièce puis, après même un très court instant on dit «  j’adoube  » en reprenant son coup, on viole la règle d’airain  : «  Pièce touchée, pièce jouée.  » C’est formellement interdit. Mais, encore faut-il qu’il y ait un ou plusieurs témoins. 

«  Grand maître Jadoubovitch  » 

En 1967, pendant l’Interzonal de Sousse, en Tunisie, le grand maître yougoslave Milan Matulović affronte le Hongrois István Bilek. Tout à coup, en même temps qu’il déplace une pièce, il réalisa que c’est une grave erreur  ; il la replace et joue un autre coup en disant  : «  J’adoube  ». Sans témoin, c’est parole contre parole, l’arbitre lui accorde le bénéfice du doute et la partie continue. Mais Matulović avait déjà une certaine réputation. Après cet incident, pendant longtemps, il traîna le surnom de «  grand maître Jadoubovitch  ».

Caméra cachée

Tournoi de Linares, Espagne, en 1994, c’est la 5e ronde. Garry Kasparov, le champion du monde, est opposé à la prodigieuse Hongroise Judit Polgár. Au 36e coup, il met son cavalier en c5. Il s’aperçoit instantanément que 37.Fc6 est fort pour les blancs. Il remet le cavalier en d7, puis le joue en f8. La jeune joueuse est médusée. Hélas, l’arbitre étant loin de la table, il n’a pas vu. La partie se poursuit. Kasparov s’impose. Dépitée, elle dit à son illustre adversaire  : «  Comment avez-vous pu me faire ça  ?  » Kasparov nie. 

Ce que ne sait pas le champion russe, c’est que ce jour-là, une télévision espagnole faisait tourner des caméras. Luis Rentero, l’organisateur du tournoi, demande à visionner les images. Il organise alors une conférence de presse dont le thème est «  Kasparov a-t-il triché  ?  » Les journalistes affluent du monde entier. Devant cette extraordinaire publicité pour son tournoi, Rentero se frotte les mains. Or les images sont indiscutables. Le champion du monde a bel et bien lâché le cavalier. Kasparov dira ne pas l’avoir réalisé. C’est vrai qu’au vu des images, il n’a lâché la pièce qu’une fraction de seconde.

Trop choqué pour réagir

Nous sommes au Championnat d’Europe 2003 à Istanbul, c’est la 10e ronde. Face au Géorgien Zurab Azmaiparashvili, le Russe Vladimir Malakhov a les blancs. Ils atteignent le 25e coup, et la position ci-dessous, c’est aux noirs de jouer.

25…Txd1+ suivi d’un coup du fou en g3 est forcé. Mais Azmaiparashvili déplace son fou qui est menacé par la tour f3. Il réalise avec horreur qu’il a joué son deuxième coup avant l’échange évident en d1. Il reprend son coup, échange les tours et regarde son adversaire. Le jeune Russe ne proteste pas. Après la ronde, il expliquera qu’il était trop choqué pour réagir. La partie continue et au 59e coup, Malakhov abandonne. Psychologiquement, il est extrêmement difficile de s’adapter après un incident de cet ordre. Certes, au lieu d’appeler l’arbitre, Vladimir Malakhov a continué de jouer, mais Azmaiparashvili est fautif, il devait abandonner et s’excuser. À l’époque, Azmaiparashvili était président de la fédération géorgienne et vice-président de la Fédération internationale des échecs.

En cadence lente (classique, deux heures trente minutes pour 40 coups), Judit Polgár a rencontré Garry Kasparov sept fois. Elle a perdu cinq fois et obtenu deux nulles. Mais ce jour-là, après la faute du champion du monde au 36e coup, elle aurait eu une chance. 


Judit Polgár-Garry Kasparov

Linares (5e ronde), 1994. Défense sicilienne.

1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 a6 6.f4 e6 7.Fe2 Fe7 8.0–0 Dc7 9.De1 Cbd7 10.a4 b6 11.Ff3 Fb7 12.Rh1 Td8 13.Fe3 0–0 14.Dg3 Cc5 15.f5 e5 16.Fh6 Ce8 17.Cb3 Cd7 18.Tad1 Rh8 19.Fe3 Cef6 20.Df2 Tfe8 21.Tfe1 Ff8 22.Fg5 h6 23.Fh4 Tc8 24.Df1 Fe7 25.Cd2 Dc5 26.Cb3 Db4 (jusque-là, Judit Polgár avait bien joué. Mais ce dernier coup est une grave erreur qui lui fait perdre un pion central.) 27.Fe2 ? Fxe4 28.Cxe4 Cxe4 29.Fxe7 Txe7 30.Ff3 (30.Fxa6 Txc2–+) 30…Cef6 31.Dxa6 Tee8 32.De2 Rg8 33.Fb7 Tc4 34.Dd2 Dxa4 35.Dxd6 Txc2 (les blancs ont un pion de retard et la tour noire est très forte en seconde rangée.) 36.Cd2 

(voir diagramme)

36…Cf8 (36…Txb2  ! 37.Fc6 Db4 était gagnant, mais, pour arriver au 40e coup, Kasparov était en manque de temps. Il toucha son cavalier en d7. 36…Cc5 fut le coup lâché pendant une demi seconde. 37.Fc6 gagne la qualité.) 37.Ce4 C8d7 38.Cxf6+ Cxf6 39.Dxb6 Cg4 ! (soudain, l’attaque noire est menaçante.) 40.Tf1 e4 41.Fd5 e3 42.Fb3 De4 43.Fxc2 Dxc2 44.Td8 Txd8 45.Dxd8+ Rh7 46.De7 Dc4 (la position blanche est épouvantable, par exemple : 47.Rg1 ((47.Ta1 Df4–+)) 47…e2 48.Te1 Dd4+ 49.Rh1 Cf2+ 50.Rg1 Ch3+ 51.Rh1 Dg1+ 52.Txg1 Cf2#) 0–1


Le problème du mois

Étude de M. Bordeniuk, 1981.

Les blancs jouent et gagnent.

La solution.