Transport en mer Rouge : « Aucune fenêtre de livraison ne vaut la perte de vies humaines »
La guerre à Gaza provoque une crise inédite en mer Rouge où les houthis attaquent les navires de commerce. Si les armateurs français évitent désormais cette zone dangereuse, où le trafic a chuté de 42 %, de nombreux marins asiatiques restent contraints d’y travailler.
« C’est du délire de maintenir du trafic maritime en mer Rouge », estime Emmanuel Chalard, secrétaire de la Fédération des officiers de marine marchande (Fomm-Cgt) alors qu’on vient d’annoncer, le 7 mars 2024, la mort de trois marins de commerce à bord du navire True Confidence, frappé par un missile houthi dans le golfe d’Aden. Les houthis sont une puissante organisation qui a pris, en 2014, le contrôle de Sanaa, la capitale yéménite ; soutenue par l’Iran, elle est alliée au Hamas palestinien.
« Nous avons constamment alerté la communauté internationale et l’industrie maritime des risques grandissants que rencontrent les gens de mer » dans cette zone a déclaré à l’agence Reuters Stephen Cotton, le secrétaire général de la Fédération internationale des ouvriers du transport (Itf). Pour cette organisation internationale à laquelle sont affiliées plusieurs fédérations de la Cgt, « aucune fenêtre de livraison ne vaut la perte de vies humaines ». Non seulement, elle appelle l’industrie maritime à emprunter le cap de Bonne-Espérance jusqu’à ce que la sécurité soit rétablie en mer Rouge, mais elle plaide aussi pour que le système des pavillons de complaisances soit « réévalué et, de préférence, aboli » tant qu’aucun État n’est disposé à protéger les navires du Panama, du Liberia ou des îles Marshall.
« Nous sommes en zone de guerre »
Sophie Binet, secrétaire générale de la Cgt, a également sonné l’alerte dans une lettre ouverte au président de la République, le 19 décembre 2023 : « Nous sommes en zone de guerre. » Conjointement avec Emmanuel Chalard pour la Fomm-Cgt et Pierrick Samson pour la Fédération nationale des syndicats maritimes (Fnsm-Cgt), elle réclame que le détroit de Bab-el-Mandeb soit déclaré « zone d’exclusion à la navigation », que soit montée une cellule de crise, et que soit respectée la décision de l’Onu d’un cessez-le-feu à Gaza.
La principale route du commerce maritime entre l’Europe et l’Asie emprunte la mer Rouge, contrôlée à une extrémité par le canal de Suez, et à l’autre par le détroit de Bab-el-Mandeb, entre la corne de l’Afrique et la péninsule arabique. C’est précisément dans cette zone que, depuis octobre 2023, les houthis lancent des attaques contre des navires transitant par la mer Rouge, en représailles à la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza.
Un missile houthi a tué trois marins asiatiques
Les attaques de drones et de missiles ont visé, en trois mois, une quarantaine de navires. Depuis novembre 2023, un navire japonais et son équipage – philippin, roumain, bulgare, mexicain et ukrainien – sont séquestrés dans un port yéménite. Début mars, un vraquier britannique chargé d’ammonitrate a sombré sans faire de victime humaine, mais en menaçant de polluer le littoral corallien. Puis un missile houthi a tué trois marins asiatiques.
Ces attaques relèvent d’une logique différente de la piraterie puisqu’elles visent la destruction des navires, et non la prédation de marchandises ou la séquestration des équipages en vue d’obtenir une rançon. « Le risque de piraterie est connu dans cette zone, relève Emmanuel Chalard, et on peut le prévenir avec des bateaux en convoi, protégés par des navires militaires. On repère facilement un bateau suspect et on peut l’intercepter ou le dissuader. Mais ce n’est pas ce qui se passe actuellement en mer Rouge avec des attaques de missiles, de drones ou de drones de surface (1). »
La crainte d’une escalade de la violence
Pressée par la fédération patronale Armateurs de France, la Marine nationale a dépêché la frégate Languedoc le 8 décembre 2023, puis l’Alsace le 20 janvier. Elles interceptent des missiles ou des drones et secourent des navires attaqués. Ces forces militaires font partie de l’opération Aspide, lancée le 19 février par l’Union européenne. Depuis décembre, les États-Unis ont organisé une coalition armée, Gardien de la prospérité, pour frapper les houthis. Cette situation fait craindre une escalade de la violence en mer Rouge, alors qu’Israël bombarde Gaza sans merci.
Toutefois, les risques pour les 1 661 Français enregistrés au Registre international du pavillon français au titre du transport maritime sont limités. En effet, mi-décembre, à l’image des principaux armateurs mondiaux – Msc (Suisse), Maersk (Danemark), Hapag-Llyod (Allemagne), Evergreen (Taïwan) –, les armateurs français ont renoncé à emprunter la mer Rouge et ont dévié le trafic vers le cap de Bonne-Espérance. Il s’agit principalement de la Cma-Cgm pour le transport de containers et, pour les hydrocarbures, de Louis Dreyfus Armateurs, Gazocéan et quelques courtiers. Ensemble, ils opèrent entre 220 et 230 navires chaque année dans la région. Si, en février, la Cma-Cgm a annoncé la reprise du transit« au cas par cas », avec des équipages volontaires, dans la zone sud de la mer Rouge, Emmanuel Chalard fait savoir que « la Cgt a obtenu des armateurs français un droit de retrait pour les marins ».
Reconnaissance en « zone de guerre »
Le tableau est plus sombre au niveau international, où l’essentiel de la main d’œuvre est formée de marins asiatiques sous-payés et guère protégés. La navigation dans ces parages dangereux affecte leur santé mentale
Le 12 mars, l’Itf s’est entendue avec le Conseil international des armateurs (Imec) pour que le golfe d’Aden et la mer Rouge soient reconnus comme « zone de guerre », une classification qui a des conséquences financières lourdes en raison des primes d’assurances. Cet accord, comprenant notamment le droit de refuser d’embarquer, concerne 250 000 marins travaillant sur 10 000 navires. Ce n’est qu’une infime partie des 2 millions de marins de commerce recensés par l’Organisation maritime internationale, mais ces conditions sont celles que souhaite pour ses compatriotes le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères des Philippines, Eduardo de Vega.
« Réorganiser les chaînes d’approvisionnement »
« Passer par le golfe d’Aden ne devrait plus être une option, car le conflit va durer, estime Emmanuel Chalard. Il faut prendre des mesures à long terme et réorganiser les chaînes d’approvisionnement. » La route de Bonne-Espérance conduit à délaisser les ports méditerranéens au profit de ceux d’Algésiras (Espagne) et de Tanger (Maroc). À Marseille, le président du conseil de surveillance du Grand port maritime, Christophe Castaner, estimait, en janvier, que la situation en mer Rouge n’avait « pas d’effet massif sur les flux »,mais qu’il y en aurait si la situation perdurait. Au Havre, les retards de livraison liés au transit par l’Afrique désorganisent l’activité portuaire, sans compter que les frais de fret, multipliés par six, nourrissent l’inflation.
Au-delà, on observe aussi que l’industrie européenne est affectée. Les retards de livraison de matières premières ou de pièces détachées conduisent plusieurs usines automobiles, en particulier de véhicules électriques, à suspendre leurs lignes de production : Michelin en Espagne, Tesla en Allemagne, Volvo en Belgique, Suzuki en Hongrie. Les industriels expriment aussi leurs craintes de ruptures d’approvisionnement dans les magasins Ikea ou pour le thé dans les îles britanniques. De la guerre à Gaza au five o’clock tea cher aux Anglais, une illustration à rebours de l’effet papillon.
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