Échecs – Les blancs irrattrapables d’Efim Geller

Jouer avec les blancs, c’est avoir un coup d’avance. Conserver cet avantage, consolider sa position sans coup férir, jusqu’au mat final, c’est un tour de force stratégique. Le Soviétique y parvint lors d’un tournoi de 1953 resté dans les annales.

Édition 047 de mars 2024 [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

Du 28 août au 24 octobre 1953, à Zurich, en Suisse, se disputait le tournoi des Candidats, réunissant quinze des meilleurs joueurs mondiaux. Le vainqueur gagnerait le droit d’affronter le champion du monde en titre  : Mikhaïl Botvinnik (URSS). Ce tournoi est entré dans l’Histoire comme l’un des plus forts jamais organisé pour désigner un prétendant au détenteur du titre mondial.

L’escouade soviétique

Sur les quinze participants, tous qualifiés par la Fédération internationale des échecs (Fide), neuf étaient issus du gigantesque territoire soviétique de l’époque. Il y avait également un Suédois, un Argentin, un États-unien, un Yougoslave, un Hongrois et un Néerlandais. En alternant les couleurs, chacun des joueurs devait affronter tous les autres à deux reprises. À l’issue de la compétition, le participant qui aurait accumulé le plus de points remporterait l’épreuve. Et quelques mois plus tard, le vainqueur du tournoi des Candidats croiserait le fer avec le champion du monde en titre. 

Après deux mois de lutte, c’est finalement le Russe Vassily Smyslov qui s’imposa. Avec 18 points en trente rencontres, il terminait deux points devant David Bronstein (URSS) Paul Keres (URSS) et Samuel Reshevsky (États-Unis), ex æquo à 16 points. 

Le bijou stratégique

L’Argentin d’origine polonaise Miguel Najdorf et le Soviétique Efim Geller ont partagé les 6e et 7e places. À la 13e ronde, Geller affrontait Najdorf avec les pièces blanches. La partie s’engageait sur le sentier de la Sicilienne ouverte. L’Argentin adopta la variante qui aujourd’hui porte son nom  : Najdorf. Au 57e coup, ce dernier coucha son roi. Cette partie est absolument admirable. Pourtant, elle n’est pas flamboyante, il n’y a pas d’attaque éclair, pas non plus de coup extraordinaire ni très audacieux. Rien de tout cela. Mais c’est un véritable chef-d’œuvre stratégique. La maîtrise du jeu blanc est exemplaire. Jamais les noirs n’ont eu la moindre chance de développer un quelconque contre-jeu. Tandis que de l’autre côté de l’échiquier, celui des blancs, coup après coup, l’avantage ne cessait de croître. Pour les professionnels, c’est exactement le type de réalisation qui suscite l’admiration. Surtout lorsqu’en face est assis l’un des meilleurs joueurs de la planète. 


Efim Geller-Miguel Najdorf

Interzonal, Zurich (13e ronde), 1953. Défense sicilienne.

1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 a6 (Najdorf opte pour la variante qui porte son nom.) 6.Fe2 e5 (6…e6 transpose dans un système Scheveningue.) 7.Cb3 Fe6 8.0–0 Cbd7 9.f4 (menace f5) 9…Dc7 10.f5 Fc4 11.a4 (pour restreindre les possibilités noires à l’aile dame.) 11…Tc8 12.Fe3 (12.Rh1 selon Geller, était plus précis.) 12…Fe7 (12…d5 ! ? 13.Cxd5 ((13.exd5 Fb4 !)) 13…Cxd5 14.exd5 Fxb3 15.cxb3 Fc5 avec des compensations pour le pion.) 13.a5 h5 ? ! (après : 13…0–0, Najdorf craignait 14.g4 pourtant par  : 14…d5 15.exd5 Fb4 ! les noirs semblent bien se débrouiller.) 14.Fxc4 Dxc4 15.Ta4 Dc7 16.h3 (évite …Cg4 et dans certains cas, peut permettre g4.) 16…h4 17.Tf2 ! (en protégeant c2, le cavalier c3 est libre de bouger. La tour peut aussi se rendre en d2.) 17…b5 (sinon les noirs n’ont aucun jeu.) 18.axb6 Cxb6 19.Fxb6 ! (19.Txa6, Najdorf espérait cette prise : 19…Cc4 20.Fc1 Db7 21.Ta4 Cxe4=) 19…Dxb6 20.De2 Ta8 21.Rh2 ! (décloue la tour. Le plan de Geller est de ramener la tour f en a1 et de recycler le cavalier b3 qui ne joue pas en d5. Par exemple en passant par a5, c4 et e3. Efim Geller avait «  senti  » ce plan en prenant le cavalier en b6.) 21…0–0 22.Tf1 Ta7 (forcé pour ne pas perdre le pion a.) 23.Tfa1 Tfa8 24.T1a2 ! (défend le pion b2 pour libérer le cavalier en b3.) 24…Fd8 ! 25.Ca5 Tc8 26.Cc4 (26.Cd5 ! ? Cxd5 27.exd5 pour installer le cavalier en c6.) 26…Dc6 27.Ce3 a5 28.Tc4 Da6 29.b3 ! (fixe la faiblesse en a5.) 29…Fb6 30.Txc8+ Dxc8 31.Ced5 (le plan est réalisé !) 31…Cxd5 32.Cxd5 Dc5 (attention à 33…Dg1 mat) 33.Ta1 Df2 (33…a4 ? est joliment puni : 34.Dg4 ! ((34.bxa4 Txa4)) 34…axb3 35.f6 g6 36.Dxh4 Txa1 ((36…Dc8 37.Txa7 Fxa7 38.Ce7++-)) 37.Ce7+ Rf8 38.Dh8#) 34.Dxf2 Fxf2 35.Tf1 ! (chasse le fou afin de centraliser le roi.) 35…Fd4 (35…Fg3+ 36.Rg1 et le Fou se retrouve hors jeu.) 36.c3 Fc5 37.g4 hxg3+ 38.Rxg3 Tb7 39.Tb1 f6 (Najdorf trouve un coup pour être actif, l’idée est de placer le roi en f7 et suivre par …Tb8 et …Th8.) 40.Rf3 Rf7 41.Re2 Tb8 42.b4 g6 ?

(voir diagramme)

43.Rd3 (très concentré sur la réalisation stratégique, Geller manque un gain tactique : 43.fxg6+ Rxg6 ((43…Rg7 44.h4 axb4 45.cxb4 Fd4 46.h5+-)) 44.bxc5 ! Txb1 45.c6 Tb8 46.c7 Te8 47.c8D Txc8 48.Ce7+ Rg5 49.Cxc8 a4 50.Rd3 f5 51.exf5 Rxf5 52.Cxd6+ Rf4 53.c4+-) 43…gxf5 44.exf5 axb4 45.cxb4 Fd4 46.Tc1 ! (en s’emparant de cette colonne, les blancs peuvent mettre le roi noir en grand danger.) 46…Rg7 (46…Tb7 47.Tc7++- 47.Tc6 ! ?) 47.Tc7+ Rh6 48.Re4 ! (48.Cxf6 ? Rg5=) 48…Rg5 49.Th7 ! (pour suivre par h4+ et gagner le pion f6) 49…Ff2 50.Tg7+ Rh4 (50…Rh6 51.Tg6+ Rh5 52.Cxf6++-) 51.Rf3 ! ! (Geller joue pour mater !) 51…Fe1 52.Rg2  ! Tf8 (une nécessité car après : 52…Tb5 ? 53.Tg4+ Rh5 54.Cxf6+ Rh6 55.Tg6#) 53.b5 ! Fa5 54.b6 Fxb6 (sinon le pion va à dame) 55.Cxb6 Tb8 56.Tg4+ ! Rh5 57.Cd5 (Najdorf abandonne. Il faut revenir défendre f6 pour parer le mat, mais ensuite le gain est facile pour les blancs : 57…Tf8 ((57…Tb2+ ? 58.Rf1 Tb1+ 59.Re2 Tb2+ 60.Rd3 Rh6 61.Cxf6 Tb3+ 62.Rc2 Txh3 63.Tg6#)) 58.Rg3 Rh6 ((58…Tf7 59.Tg6 Tf8 60.h4 Tf7 61.Cxf6+)) 59.Tg6+ Rh7 60.Cxf6+ Rh8 ((60…Txf6 61.Txf6+-)) 61.Rg4 d5 62.Rg5 d4 63.Th6+ Rg7 64.Th7#) 1–0


Le problème du mois 

Étude de A. Kotov, 1973.

Les blancs jouent et gagnent.

La solution.