Polar – Politesse du désespoir dans le « noir rural »
Dans ce sous-genre très états-unien, Joe R. Lansdale a publié une quinzaine de romans texans, sales et méchants. Jedidiah Ayres, lui signe Les Affreux, un conte corrosif dans le Missouri pouilleux. Et on salue, chez Gallmeister, une nouvelle traduction, retitrée, du classique Fantasia chez les ploucs.
La jungle urbaine est le terreau par excellence du roman noir. Mais il arrive parfois que le béton y cède à la boue des campagnes isolées. On parle alors de « noir rural », une ramification du polar, de souche nord-américaine, qui se taille une place notable dans le marché actuel de l’édition.
Dans son sillage originel, planent les ombres de William Faulkner et de John Steinbeck. On y trouve aussi Erskine Caldwell, autre précurseur à la notoriété plus effacée. Ses écrits auscultent l’Amérique des « pauvres blancs », laminés par la misère économique, conséquence d’une politique d’État sourde et aveugle. Une lucidité qui lui a valu les foudres de la censure et de nombre de ligues de vertu.
Comme pour se prémunir de ce mal, des écrivains de noir rural se sont dotés d’une arme imparable : l’humour. Mais le bouclier de la « politesse du désespoir » ne dissimule en rien le déclin social de contrées délaissées par l’Oncle Sam…
Fausse naïveté et bikini de diamants
En la matière, Fantasia chez les ploucs s’impose comme un livre emblématique. Publié initialement en 1956 dans la Série noire, le roman de Charles Williams, situé en pleine Prohibition, a pour personnage central Billy, un garçonnet de 7 ans qui passe l’été chez un oncle bootlegger passablement déjanté. L’histoire est contée du point de vue du héros juvénile. Le décalage entre son regard et la transposition des faits par le lecteur accentue la truculence et l’originalité de ce classique de la littérature – pas seulement policière – devenu culte.
C’est sous le titre Le Bikini de diamants, plus conforme à l’original, qu’une traduction révisée a vu le jour aux éditions Gallmeister, faisant briller les multiples facettes du texte. François Guérif, dont le travail éditorial a notablement contribué à la renommée de l’auteur en France, souligne dans la postface de cette réédition que la naïveté de Billy « n’est sans doute pas aussi innocente qu’on le croit. » Et que, dans un monde de ploucs, c’est une femme qui « fait figure d’héroïne et de salvatrice auprès de l’enfant »…
Jeu de massacre chez les rednecks
Texan d’origine, Joe R. Lansdale a consacré une quinzaine de volumes à deux détectives enlisés dans son territoire de naissance. Hap Collins, ancien activiste hippie, et Leonard Pine, dur à cuire vétéran du Vietnam. Hap, Blanc hétéro et démocrate. Leonard, Noir gay et républicain.
Les trublions se rejoignent en chœur dans la pratique du verbe haut et du coup de poing facile. Surtout après quelques bières… Jeu de massacre chez les rednecks, où la gouaille de Lansdale hache menu, avec les armes du scribe – rythme du récit, cocasserie des péripéties, dialogues corrosifs –, bigoterie, homophobie, racisme, violence endémique et populisme venimeux…
Laboratoires de méthamphétamines et lupanars sordides
C’est dans cet encrier sale et méchant que Jedidiah Ayres trempe sa plume. Révélé en 2018 par Les Féroces (éditions Les arènes), hallucinante histoire de la révolte de prostituées au sud de la frontière mexicaine, l’écrivain iconoclaste revient avec Les Affreux. Un titre aussi court et acéré que son précédent, pour un parfait condensé de noir bouseux…
Hamilton est une bourgade reculée du Missouri, frappée par un chômage endémique, où des bicoques en bordure de forêt abritent de sombres turpitudes. Laboratoires de méthamphétamines et lupanars sordides au premier chef. L’ordre règne sous la férule du cupide Jimmy Mondale, shérif du patelin, accointé avec Chowder Thompson, proxénète et dealer retranché derrière la façade respectable de son magasin d’articles de pêche. Leurs petites combines vont être menacées… C’est d’abord la fille délurée d’un des deux parrains au petit pied qui refait surface, semant une jolie pagaille dans la vie de son paternel et sous le ciel d’Hamilton. Dans le même temps, un procureur ambitieux part en guerre contre le shérif corrompu, pour récolter les lauriers de sa chute. C’est aussi le moment que choisissent deux bons à rien notoires, losers habitués aux plans foireux, pour se lancer dans leur dernier coup (cette fois, sûr et certain, c’est le bon !) : faire chanter un télévangéliste gay… Bien sûr, la poudrière explosera en un feu d’artifice aussi effarant que pathétique…
Jusqu’au grotesque grinçant
Pied au plancher, Jedidiah Ayres force le trait de la vulgarité et de la bêtise de ses affreux avec une outrance assumée, grossissant l’humour jusqu’au grotesque grinçant. Les quelques jours où tout se déglingue à Hamilton sont racontés en chapitres courts, comme découpés cinématographiquement, avec des dialogues abrupts. Féru de cinéma, l’auteur convoque le nihilisme barbare de Sam Peckinpah et la causticité des frères Coen (on pense souvent à Fargo).
Au détour de rebondissements improbables, on se surprend, un sourire médusé aux lèvres, à s’attacher à des personnages rebutants (mais jusqu’à quel tréfonds leur crétinerie les entraînera-t-elle ?), ou à s’émouvoir devant d’autres, tel ce gamin de 13 ans, déjà alcoolique… Les Affreux ne délivre aucun message d’espoir. C’est une comédie cruelle et cynique sur une nation en décrépitude, sans pitié pour ses déclassés et ses délaissés. Une comédie humaine, trop humaine…
Jedidiah Ayres, Les Affreux, Les Arènes, 2023, 352 pages, 20 euros.
Charles Williams, Le Bikini de diamants, Gallmeister, 2017, 240 pages, 9 euros.
La saga Hap Collins et Leonard Pine, de Joe R. Lansdale, est disponible en poche chez Folio Policier.
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