Arié Alimi : « L’État nous dit : “L’espace public est à moi. Si vous l’utilisez, c’est sous autorisation” »

Auteur de L’État hors-la-loi (La Découverte, septembre 2023), l’avocat Arié Alimi, engagé depuis vingt ans dans la défense des victimes de brutalités policières, s’appuie sur « ses » dossiers pour établir une typologie de ces violences, et appelle à les combattre par le droit.

Édition 042 de mi-décembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Pour Arié Alimi, « nous sommes dans un régime d’exception ». DR

Qu’elles soient à caractère ethno-racial dans les «  cités  », qu’elles s’expriment dans le maintien de l’ordre face à la contestation sociale ou qu’elles interviennent à l’occasion de contrôles routiers, les violences policières ont une «  fonction  » dans le système néolibéral autoritaire qui les favorise. Arié Alimi analyse la multiplication des cas de blessures, mutilations, voire morts causées par des policiers, et espère une prise de conscience au sein de l’appareil judiciaire.

– Dans votre ouvrage, vous décrivez et analysez les violences policières en les classant en trois catégories. Avec la première, les violences dites ethno-raciales, de quoi parlons-nous  ?

– Arié Alimi  : C’est ma première «  rencontre  » avec les violences policières. J’ai eu à défendre plusieurs personnes, en Seine-Saint-Denis, qui se retrouvaient en garde à vue ou avec une plainte pour outrage et rébellion, après avoir subi des violences, en général lors d’un contrôle d’identité. Ces personnes étaient majoritairement noires, arabes ou originaires de l’immigration. À partir du moment où j’ai commencé à déposer plainte pour ces victimes, les contours d’un schéma des violences dans les quartiers populaires me sont apparus. Des ouvrages comme La Domination policière, de Mathieu Rigouste, en éclairent les origines à travers l’histoire de la police, notamment dans la période postcoloniale.

On y apprend que l’État s’est toujours doté de polices spécifiques, d’abord pour les personnes issues des colonies, puis pour les quartiers populaires qui servent de laboratoires d’expérimentation. La brigade anti-criminalité (Bac), par exemple, a été créée d’abord en Seine-Saint-Denis, en 1971, avant d’être généralisée dans les années 1990. C’est aussi dans les quartiers populaires qu’on a commencé à utiliser le Taser, le flashball pro, par la suite interdit car trop imprécis, puis le Lbd 40 qui a ensuite rejoint l’arsenal du maintien de l’ordre. 

– L’État applique donc un traitement particulier à cette catégorie de la population.

– Arié Alimi  : Oui, nous sommes dans un régime d’exception, lié au regard que l’État et la société ont porté d’abord sur les personnes venues des colonies, puis sur les habitants des quartiers populaires. On justifie cette police d’exception et ses pratiques – l’État refuse de parler de violences policières – par la hausse de la criminalité. Mais celle-ci, pour schématiser, résulte elle-même de la ségrégation et de la discrimination économique et sociale dans laquelle la société a installé ces quartiers. C’est un cercle vicieux. Dans ce contexte, les violences policières à caractère ethno-racial, dont la particularité est d’intervenir jusque dans les halls d’immeuble, voire dans les logements, ont une fonction sociale bien précise  : la territorialisation de l’espace privé.

– C’est une manière de maintenir un rapport de domination. S’agit-il de la même volonté quand vous parlez de «  territorialisation de l’espace public  » au sujet des violences policières dans le maintien de l’ordre  ?

– Arié Alimi  : Ces violences ont explosé à partir de 2016, lors du mouvement contre la loi Travail. Dans cette période, la contestation et l’exaspération sociale ont progressé. On a vu apparaître des mouvements de violence politique dans les manifestations. Et, dans le même temps, on a assisté à une modification profonde de la doctrine du maintien de l’ordre  : nasse des cortèges alors que cette pratique sera jugée illégale par le Conseil constitutionnel en dehors de conditions d’utilisation très restreintes, usage systématique des gaz lacrymogènes, survol des cortèges par des drones (là encore interdit).

Il y a aussi la création des détachements d’action rapide (Dar) pendant le mouvement des gilets jaunes, devenus les brigades de répression de l’action violente motorisées (Brav-M)  : ce sont des binômes de policiers volontaires, souvent issus des Bac et non formés spécifiquement au maintien de l’ordre. On assiste aussi à la généralisation de l’emploi d’armes dites semi-létales ou infra-létales comme le Lbd 40, les grenades explosives et les grenades de désencerclement. 

Cette brutalisation du maintien de l’ordre vise à dissuader la contestation. Mais, à mon sens, sa fonction sociale première est surtout de contribuer à la territorialisation de l’espace public, c’est-à-dire à l’appropriation par l’État d’un espace appartenant à la collectivité toute entière. Cela se traduit aussi dans un droit à manifester de plus en plus soumis à autorisation. Il y a un parallèle à faire avec les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. D’un coup, le droit de circuler dans l’espace public s’est retrouvé soumis à autorisation, avec un mécanisme de contrôle social. L’État nous dit  : «  L’espace public est à moi. Si vous l’utilisez, c’est sous autorisation.  »

– Avec les violences en contexte routier, il n’est plus question de «  territorialisation  ». Mais leur explosion dit quelque chose de la place de la police dans les institutions nationales.

– Arié Alimi  : Le nombre de morts liés à ces violences a été multiplié par cinq entre 2016 et 2017. L’année 2022 a été particulièrement meurtrière. En fait, ce phénomène coïncide avec l’arrivée d’un texte de loi – l’article L435-1 du Code de la sécurité intérieure – adopté en réponse à la mobilisation dite des «  policiers en colère  » (1). À l’époque, les syndicats de police craignent d’être débordés par leurs bases et le gouvernement répond favorablement à leur demande. Pour résumer, ce texte très mal écrit va être interprété, au plus haut niveau de la police, dans le sens d’une plus grande souplesse dans l’application du principe de «  légitime défense  » en cas de refus d’obtempérer. C’est à partir de là que les tirs mortels dans le cadre de contrôles routiers ont explosé.

Quelle que soit la catégorie, les violences policières sont généralement justifiées par de la légitime défense, avec l’idée que ça irait de soi dès lors qu’elle proviendrait d’un agent dépositaire de l’autorité publique.

– Arié Alimi  : On est depuis longtemps bercé par cette idée que l’État aurait le monopole de la violence légitime. Mais est-ce que, dans le droit, ce monopole de la violence légitime apparaît quelque part  ? Tout porte à croire que oui, puisque la loi autorise le port d’arme pour les policiers, ou encore qu’elle prévoit des règles d’usage de la contrainte et de la force.

Mais, en réalité, en droit, il n’existe pas de «  monopole d’usage de la violence  ». Que l’on soit policier ou non, toute atteinte à l’intégrité physique est décrite comme une violence volontaire qui doit être soumise à des poursuites pénales. Et la seule manière de ne pas être poursuivi pour cela, c’est de prouver que l’on a agi dans un contexte de légitime défense, c’est-à-dire en usant de la violence par nécessité et de manière proportionnée. C’est l’argument systématiquement avancé pour couvrir les violences policières.

– Vous appelez à porter plainte contre ces violences policières.

– Arié Alimi  : La plupart des victimes ne le font pas. Et pourtant, il me semble primordial de combattre les violences policières par le droit, en déposant des plaintes auprès de la justice pénale. C’est une stratégie à part entière  : je pense qu’on peut arriver ainsi à un point de rupture avec la politique néolibérale autoritaire qui, dans la situation de fragilité politique et d’exaspération sociale que nous traversons, fait de la police son bras armé. «  Allez-y, percutez, usez de violence pour intimider la contestation sociale et la réduire  !  » Et ça marche. Cependant, il y a une conscientisation de la justice à l’égard de ces dérives, de cette tendance qu’a l’État de s’extraire de sa propre loi.

On l’a vu à l’occasion de la mort de Nahel à Nanterre et des mutilations subies par Hedi à Marseille  : les policiers incriminés ont été placés en détention provisoire, malgré une grosse levée de boucliers des syndicats policiers. Ça montre que la justice a commencé à prendre conscience de l’enjeu démocratique que posaient ces violences policières, alors même que les policiers attendent une forme d’immunité de la part de l’État.

Propos recueillis par Marion Esquerré

1. Mouvement très populaire au sein de la police, après le meurtre d’un couple de policiers à Magnanville puis l’attaque de quatre policiers postés à Viry-Châtillon, en 2016.