Romans – De la prose mangée aux vers

Dans un premier roman tout en octosyllabes, le chanteur Thomas Fersen mêle la fiction et l’autobiographie avec la verve poétique dont il est coutumier. Sabine Garrigues, elle, a choisi la poésie pour affronter la mort de son enfant, assassinée au Bataclan. Mais la vie continue, et sourd, irrésistible, des vers plein de légèreté de Florentine Rey.

Édition 039 de mi-novembre 2023 [Sommaire]

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«  Je suis perdu dans mes pensées parce qu’au fond, je suis un poète  », déclare le chanteur et compositeur Thomas Fersen dans Dieu sur terre, son premier roman. Pourtant il insiste  : «  Parfois, je pense qu’écrire des vers, c’est comme d’aimer son polochon, que ça reste un truc de pervers, que c’est une manie de cochon. De la branlette, ni plus, ni moins. Il faut appeler un chat un chat, tripoter les mots dans son coin, les gens normaux ne font pas ça  ».  Il atteste qu’il a voulu «  faire une chanson de trois cents pages  ».

Sabine, le service militaire, une religion de poche…

Il paraît que la poésie fait peur, alors on dit roman. Mais c’est bien d’un long poème qu’il s’agit, au rythme de vers octosyllabiques. Un poème qui conte une enfance dans les années 1960, voire 1970, entre Ménilmontant et Pigalle, un voyage à Londres au pays de Clash pour «  se teindre les cheveux, trouver ce qu’on n’a pas chez nous, les disques de groupes nerveux qui portent la basse au genou, des gringalets qui ont notre âge et n’ont pas l’air en bonne santé. Ils nous ressemblent davantage que nos chanteurs permanentés  ».

Dans de petits tableaux textuels, on trouve l’ambiance familiale, la classe de neige, l’opération des amygdales, Sabine, le service militaire, une religion de poche, Cléopâtre, un chien consolateur et bien sûr le fameux «  Dieu sur terre  ». C’est-à-dire le frère aîné, le préféré des parents comme des nanas, donc détesté. Mais aimé quand même tendrement, si envoûtant par son charisme.

Longue lettre à une enfant perdue

«  Quiconque a côtoyé la mort, a écrit Boris Cyrulnik, est condamné à la poésie.  » Sabine Garrigues a côtoyé le désordre de la mort, la mort et sa capacité de broyer et d’enflammer. Elle raconte une histoire vraie que l’intime rend plus vrai que l’Histoire. Rien n’est su est le récit bouleversant, en 36 poèmes de vers libres sans aucune majuscule et peu de ponctuation, d’une mère dévastée par l’assassinat de sa fille âgée d’une vingtaine d’années, lors des attentats terroristes du Bataclan le 13 novembre 2015.

«  Il y a cette balle qui traverse ton front
puis ton corps qui monte comme au bûcher
le feu va dégommer toutes tes petites cellules
cette peau douce cette taille si fine cette robe
verte à fleurs qui soulignait ta féminité.  »

Ainsi commence cette longue lettre à une enfant perdue, Suzon, un défi à elle-même pour dévoiler ses interrogations, la douleur, la colère, la rage, le souci de vivre  :

«  Il va falloir faire avec avant pour ceux d’avant
il va falloir faire après pour toi et moi
et le grand écart entre les vivants et les morts
va être une gymnastique de chaque instant.  »

Mais long et sinueux est le chemin pour récupérer l’envie de vivre  :

«  Parfois
l’anesthésie se lève
ça fait mal
comme une voiture qui avance ou freine
brutalement
puis repart
s’élance et re-freine violemment
.  »

Rapplique l’envie de comprendre – «  qui  ? comment ?pourquoi  ?  » Lui reviennent des souvenirs de la guerre d’Algérie, comme si l’histoire marquait de son sceau douloureux chaque famille et les personnes qui les composent. Pourtant, ce petit livre de 126 pages raconte amplement le courage, mais surtout une rare vitalité.

«  La mort nourrit la vie
avant je ne le savais pas
maintenant je le sais.  »

«  Formes courtes pour ouvrir et fermer les portes  »

«  La poésie est inutile comme la pluie  », a écrit l’écrivain René Guy Cadou. En ces temps de dérèglement climatique, donc de sécheresse prononcée et de guerres, il y a urgence à faire éclore une multitude de poètes. Florentine Rey en est une. Elle le revendique dans ses livres, dont L’Année du pied-de-biche et Pampilles.

«  J’écris des formes courtes
pour ouvrir et fermer les portes
et changer de costume
entre deux poèmes.  »

Au jeu des questions loufoques

Si le mot poésie vient du grec poiêsis, dérivé du verbe poien qui peut se traduire par «  faire, fabriquer, créer  », se déclarer poète exige d’élaborer son propre vocabulaire, son rythme et l’harmonie de l’ensemble. Le seul but  ? Créer des signes, des images, des métaphores et des paraboles qui questionnent notre rapport au monde. Florentine Rey dessine des fragments textuels qui semblent parfois éparpillés, mais qui contiennent soit un tout, soit des questions. Ses outils préférés s’avèrent être l’humour, la fantaisie, l’imaginaire et le jeu des questions loufoques  : «  C’est la poule qui remplit l’œuf / ou l’œuf/ qui remplit la poule  ?  » ou «  C’est le nid qui fait l’œuf  ?/ ou c’est l’œuf qui fait le nid  ?  »

Un autre poète, Christian Bobin, disait que «  les grands poèmes se reconnaissent au sourire donné quand on les lit  ». Et si Verlaine réclamait «  de la musique avant toute chose  », cela n’empêche en rien Florentine Rey d’explorer notre rapport aux autres, aux genres, au corps, à l’amour  :

«  Il y a femme-battue
femme-facile
femme-fatale
femme-enfant
femme-de-ménage
il y a femme de proue
qui prend le large.  »

Ou bien  :

«  Dans notre lit il y a
du cul, de la cuisse, du poil, des flocons d’avoine
du chaud, des livres, des flaques, du sel
et tout ça
c’est de l’amour.  »

Et puis  :

«  Je te remplace
par une saucisse
Toute la journée je pense à ma saucisse
La saucisse me grille la tête
je fais des frites
et des trous dans le pain
 »

Ces temps-ci, il vaut mieux être une poète engagée qu’un poète maudit  :

«  Pauvre et riche sont en démocratie
Riche convainc Pauvre de son impuissance
que reste-t-il  ?
La paix sociale
Plus pour longtemps.  »

Un dernier pour la route en poésie  :

«  Il est convenu que Dieu sorte en dernier
et qu’il claque la porte
derrière lui.  »

Florentine Rey nous envoie des lettres délicates et tout en images, avec timbres exotiques qui nous viennent d’un ailleurs détonnant – le pays de la poésie. Des petits poèmes pour une grande poétesse.

  • Thomas Fersen, Dieu sur terre, L’Iconoclaste, 2023, 273 pages, 20 euros. Dieu sur Terre est aussi un spectacle, en tournée jusqu’en mai 2024.
  • Sabine Garrigues, Rien n’est su, 2023, Le Tripode, 123 pages, 13 euros. Rien n’est su est à l’origine un texte radiophonique, «  Nuit de guerre dans Paris  », à réécouter en podcast sur France Culture.
  • Florentine Rey, L’Année du pied-de-biche, Le Castor astral, 2021, 66 pages, 12 euros  ; Pampilles, Le Castor astral, 2023, 87 pages, 13 euros. Le site web de Florentine Rey relaie ses performances, dont cette petite perle à voir et à revoir.