Entretien -
Jeux olympiques et paralympiques : vers une grève des bénévoles ?
Sans bénévolat, pas de mouvement sportif. Pour autant, le recours à 45 000 bénévoles pour effectuer une multiplicité de tâches lors des JOP pose de nombreuses questions. Entretien avec la sociologue Maud Simonet qui analyse le recours au travail gratuit et ses conflictualités, dont les modalités sont inspirées du travail salarié.
Maud Simonet est directrice de recherche en sociologie au CNRS. Ses recherches, menées en France et aux Etats-Unis, portent sur le travail bénévole et plus largement sur les processus d’invisibilisation du travail et les formes et enjeux contemporains du travail gratuit. Elle a publié en 2018 Travail gratuit, la nouvelle exploitation ? aux éditions Textuel.
Options : Quelles tâches les 45 000 bénévoles des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) devront-ils effectuer ?
Maud Simonet : Ils devront assurer de nombreuses missions d’accueil des publics, des sportifs, des personnels. Mais aussi des tâches d’orientation, de logistique, de transport, de récupération des informations. Une grande partie d’entre eux seront supervisés par le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques (COJOP).
Quelles doivent être les caractéristiques des missions proposées ?
Il est étonnant de lire dans la « charte du volontariat olympique et paralympique » que les bénévoles qui occuperont la fonction d’« opérateurs chronométrage et notation » seront « sous la supervision des équipes d’Omega », une entreprise suisse partenaire officiel des JOP. En effet, le droit est très clair : à partir du moment où il peut être montré qu’il y a subordination, nous ne sommes plus dans le cadre d’une activité bénévole mais dans celui d’un contrat salarié. En l’absence de contrat, il s’agit de travail dissimulé.
Il est d’ailleurs facile de trouver sur internet des conseils donnés aux associations sur les règles à respecter pour ne pas risquer de voir leurs bénévoles requalifiés en salariés. Il est par exemple recommandé de ne pas fixer d’horaires, ni de règles strictes sur le contrôle du travail. En réalité, une grande partie du bénévolat réalisé en France pourrait être requalifié. C’est très perturbant, parce qu’on aime bien penser qu’il y aurait d’un côté « le vrai bénévolat » et de l’autre « les abus ».
Le bénévolat de ces JOP présente-t-il des spécificités ?
Je travaille depuis 20 ans sur le recours au bénévolat et je vois très peu d’interrogations sur le sujet : le bénévolat représente la solidarité donc on considère qu’il n’a pas à être questionné en soi. Pourtant, nous assistons aujourd’hui à une interpellation critique forte, très en amont des JOP. De nombreuses questions font que ces JOP ne passent pas si bien que ça : impact environnemental, enjeux sécuritaires, déplacements de populations… La problématique du bénévolat s’inscrit dans cette critique-là.
Mais ces Jeux interviennent aussi à un moment particulier dans l’histoire du bénévolat. Pendant le Covid, les appels aux bénévoles se sont en effet multipliés : pour fabriquer des masques, pour aider au déconfinement, etc. Ce n’est pas nouveau, les appels aux bénévoles dans les moments de crise ont toujours existé. Et il y avait des services civiques et des bénévoles dans les services publics bien avant la crise sanitaire. Sauf qu’on ne les voyait pas. Et là subitement, pendant la pandémie, le projecteur a été mis sur eux, peut-être parce que le travail salarié était en partie à l’arrêt. On a constaté qu’on ne pouvait pas fonctionner sans eux. Donc la nouveauté, c’est la visibilité. Surtout, sont apparues des conflictualités, peut-être du fait de cette visibilité.
Comment, justement, ce recours au bénévolat est-il dénoncé ?
Deux collectifs intitulés Saccage 2024 et Comité de vigilance JO 2024 se sont construits en Seine-Saint-Denis autour d’enjeux écologiques et sociaux. Au moment du lancement de la campagne de recrutement des 45 000 bénévoles, Saccage 2024 a lancé une contre-campagne en invitant ses sympathisants à s’engager comme bénévoles. Il propose à ceux qui seront recrutés trois manières différentes d’agir de l’intérieur. Tout d’abord en informant la population de ce qui se passe dans les coulisses des JO. Ensuite, en attaquant le recours abusif au bénévolat aux Prud’hommes. Enfin, il envisage un recours à la grève du bénévolat. En arrêtant d’effectuer leurs tâches, les bénévoles gripperaient la machine et prouveraient ainsi que ce qu’ils font est bien du travail.
Y-a-t-il des précédents ? Comment se passent les mobilisations de bénévoles ?
Chaque conflit de bénévoles a ses enjeux propres mais ils ont tous en commun des éléments de la conflictualité du travail salarié, comme le recours à la grève. Un conflit marquant a eu lieu en 2011, après la vente du site d’information Huffington Post à AOL pour 315 millions de dollars. La structure fonctionnait alors avec des milliers de contributeurs bénévoles. Face au montant de cette vente, certains d’entre eux ont demandé à la fondatrice du site, Arianna Huffington, comment elle envisageait de leur donner une part du gâteau, eux qui contribuaient gratuitement depuis des années. Dans ce cas, l’enjeu était celui de la reconnaissance du travail effectué et de sa rémunération. Arianna Huffington leur a répondu n’avoir jamais rien promis d’autre que de la visibilité, qu’elle leur avait donnée. Ils se sont mis en grève avant de porter devant la justice une attaque en nom collectif, sur laquelle l’un des leaders, ancien responsable du syndicat des auteurs, s’est appuyé pour mener des campagnes syndicales « Payez les auteurs ». Ils demandaient aux employeurs d’arrêter de faire travailler les auteurs gratuitement, pour la gloire, pour la visibilité ou pour un travail rêvé qu’ils obtiendraient peut-être plus tard.
Plus récemment, pendant les confinements, ont eu lieu des mobilisations autour de la surcharge de travail domestique reposant essentiellement sur les femmes. Écoles, cantines, crèches… toutes les structures qui socialisent le travail domestique étaient alors fermées. En Allemagne, des mères de famille ont envoyé aux Länders les factures de leur sur-travail domestique pendant le confinement. Le geste est symbolique mais il est important car il donne une valeur chiffrée à ce travail.
Durant cette période, en France, se sont aussi mobilisé des couturières. Si elles avaient accepté de fabriquer des masques gratuitement pendant un certain temps, elles ont ensuite affirmé le fait que, des milliers de masques plus tard, il n’était plus approprié de parler de bénévolat. Elles ont demandé une requalification du travail effectué bénévolement pour des entreprises qui vendaient ensuite leur production. Dans le cas de masques cousus (toujours bénévolement) pour des collectivités, elles revendiquaient simplement le remboursement des fournitures et la prise en charge des soins de celles qui s’étaient blessées en travaillant jusqu’à l’épuisement. Aucun syndicat, alors, ne les a soutenues. À quel moment arrive-t-on à faire le lien avec du travail tel qu’on le perçoit syndicalement ?
La charte sociale signée par les partenaires sociaux prévoit de « valoriser l’engagement personnel des bénévoles mobilisés par la validation des acquis de l’expérience ou une certification ». Quelle place les syndicats peuvent-ils tenir dans ces mobilisations ?
Ils pourraient faire beaucoup. Dans le cadre des JO, pourquoi ne pas proposer que le travail des bénévoles qui le souhaitent soit rémunéré ? Le collectif Saccage 2024 a fait le calcul : rémunérer au SMIC celles et ceux qui en feraient la demande représenterait 1 % du budget de ces Jeux. Les syndicats pourraient aussi s’opposer à ce que des entreprises bénéficient de ce travail gratuit, alors qu’elles vont tirer un profit énorme de leur participation aux JO.
Le bénévolat pose aussi la question de la substitution des tâches. Quand des personnes travaillent gratuitement, cela signifie que d’autres voient une partie de leur travail remplacée par du bénévolat. Il ne s’agit pas d’un travailleur qui en remplace un autre, mais d’une partie des tâches qui auraient pu être réalisées par un travailleur qui seront effectuées par plusieurs bénévoles. Les secteurs de la logistique et de l’accueil vont mobiliser un nombre considérable de bénévoles. Les syndicats ne pourraient-ils pas défendre l’interdiction du recours au travail gratuit dans ces secteurs ? La logistique requiert des compétences, l’accueil aussi. Si des gens tombent, les bénévoles sauront-il s’occuper d’eux ? Le recours au travail gratuit favorise la déprofessionnalisation, qui touche de nombreux secteurs aujourd’hui. Donner une mission de bénévolat à un jeune sur la seule base de son engagement citoyen revient à dire à un professionnel de ce secteur que ce qu’il fait, tout le monde peut le faire : il suffit d’avoir du cœur et de faire preuve d’engagement.
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