Romans – Même les innocents ne se baignent pas dans la Loire

Le dernier fleuve sauvage d’Europe a inspiré bien des romanciers, pour la majesté de ses paysages, mais aussi pour son insoupçonnable dangerosité.

Édition 035 de mi septembre 2023 [Sommaire]

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À regarder les représentations de la Loire par les peintres, tels William Turner ou Félix Vallotton, elle semble calme, inoffensive et paisible… Et en écho aux observations des peintres, Maurice Genevoix souligne la lumière, la tendre lumière qui émane du fleuve lointain, dans son dialogue avec le ciel. Aérienne, fluide, elle plane et se pose tout ensemble, elle enveloppe et elle caresse, glissante, stable, toute pure transparence et néanmoins imperceptiblement voilée… Pascal Quignard ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare  : «  Loire que je revois, immense, plus belle que la Seine ou le Tibre, sorte de Gange immense, dans la lumière si étrange qui lui est propre. Vaste fleuve, vaste lumière grenue et prodigieusement dorée…  »

La perpétuelle nostalgie d’Hervé Bazin s’exprime lorsqu’il ne l’aperçoit pas, «  en été, sinuant paresseusement parmi de blonds bancs de sable ou, en hiver, noyant des îles, envahissant des kilomètres carrés de prés bas où ne surnagent plus au sein des tourbillons que des têtards de saules, je suis en manque  : mon œil a soif…  »

Quant aux origines de Julien Gracq, lui-même précise qu’elles manquent de «  mélange  »  : «  Pas de croisements profitables dans mon ascendance, du côté paternel, mes attaches sont à Saint-Florent, au moins depuis la Révolution et sans doute au-delà  ; du côté maternel, à Montjean, La Pommeraye, Champtocé, depuis aussi longtemps…  » et beaucoup de ses livres, romans comme essais, soulignent l’enracinement sur les rives de la Loire et l’immersion dans les eaux du fleuve.

Pas même un doigt de pied

Mais de tous ces louangeurs, connaisseurs et cajoleurs de la Loire, aucun n’a osé titrer un de ses livres «  On ne se baigne pas dans la Loire  », si ce n’est Guillaume Nail. Dès le premier chapitre, il prévient  : «  On le sait pourtant. Il révèle d’abord une rumeur, un bruit lancinant pour affirmer Tu dois craindre le courant qui te happe. Puis furtif, t’engloutit. Il certifie un adage, porté à flanc de tuffeau, souligne le chant qui unit… qui façonne, et construit, et confirme cette vérité connue intimement, règle sacrée que nul n’oserait questionner. Que chacun porte en chœur. On ne se baigne pas dans la Loire. Ni printemps, ni été, ni même un doigt de pied.  » Tout les lecteurs qui ne connaissent pas cela sont prévenus, mais pas vraiment les héros du roman, des ados demi-dieux (pléonasme), un 31 août, l’ultime journée de six semaines de colo  : «  On va se baigner  ?  » Qui a dit cela  ? Peu importe, c’est une manière de clore un moment, de garder un brin de l’énergie, de l’âge et de l’instant communs, d’oublier le retour annonciateur à une écrasante indifférence, à un quotidien morne et grisâtre, de fermer joyeusement une parenthèse. Alors la bande d’ados se jette dans la Loire comme on se jette dans la vie. Totof, Gus, Pierre, Farid, Lorenzo, Youssou et les autres plongent, s’amusent et dupent le temps sous le regard de Pauline et de Benoît, les monos qui n’ont pas eu le cœur de dire non.

L’auteur nous a averti dès les premières pages, nous savons donc que le drame est inévitable, et que la bouillonnante et juvénile pulsion de vie trouve sa mesure dans l’ombre de Thanatos, le dieu de la mort. Le danger est exaltant lorsque on a la vie devant soi. Guillaume Nail possède un talent si rare, tout à la fois exaltant et effréné pour transcrire la lutte entre la force tranquillement meurtrière du fleuve, et l’irrémédiable fougue juvénile. Un premier roman, un premier chef d’œuvre.

En garde à vue pour meurtre

Dans Les Innocents de Mahir Guven, Noé, 35 ans, est accusé d’avoir assassiné son ami Paul. Placé en garde à vue, il reçoit un mauvais coup de la part d’un policier, et sombre dans le coma. L’occasion pour lui de revisiter son histoire, de savoir où il en est  : une enfance à Nantes, une mère aimante (Jocelyne Daoulas, dite Joce, agente d’intérim ou pizzaïola, qui aurait été «  capable de traverser le bras de Loire même avec les tourbillons et les courants  »), un père adulé attendu tous les dimanches à 10 heures, souvent en vain («  Mon père, c’est un voyageur, comme Indiana Jones. En ce moment, il est sur l’île de mon oncle, sur sa Dagascar  »), un oncle qui termine ses études de philo («  Avec ma mère, on l’écoute parler au vide, ça a l’air de le rassurer  »), des copains, ceux des cités opposés à ceux des pavillons, et bien sûr, l’apprentissage amoureux (Valentine, Judith, Tiphaine, Hortense)… et puis encore les copains, Gabriel, les familles d’adoption, les Kalender

Sur les bords de Loire, à Nantes, le temps s’étale et se disperse entre les quartiers, les aventures de toutes sortes, l’école buissonnière, le premier vélo et le premier boulot  : l’enfance devient adolescence comme un fleuve qui s’écoule, mais inscrit dans son temps, celui ou Ppda occupe l’écran de télé, Balavoine et Alan Stivell les ondes de la radio, où l’on roule en Citroën Bx… Un généreux roman d’apprentissage à haute charge d’empathie et de sincérité.

Julien Gracq prévenait délicatement à propos du «  flot insidieusement violent qui râpe et ratisse les grèves de Loire, et renverse par les épaules comme un chien joueur le nageur qui cherche à reprendre pied…  » C’est vrai pour le fleuve, ça l’est peut-être aussi pour la vie…

  • Julien Gracq Les Eaux étroites, José Corti, 1976, 75 pages, 12,50 euros.
  • Maurice Genevoix, La Boîte à pêche (1926), Cahiers rouge/Grasset, 2005, 211 pages, 11,50 euros.
  • Pascal Quignard Le Salon du Wurtemberg, Folio/Gallimard, 1988, 448 pages, 9,70 euros.
  • Hervé Bazin, Vipère au poing (1948), Le Livre de Poche, 2018, 240 pages, 5,90 euros.
  • Guillaume Nail, On ne se baigne pas dans la Loire, Denoël, 2023, 160 pages, 16 euros.
  • Mahir Guven, Les Innocents, Grasset, 2022, 496 pages, 24 euros.