Polars – Sicile m’était contée

Amir, rescapé de Lampedusa devenu berger, était amoureux de la fille de l’aubergiste. Qui l’a assassiné ? Corrado Fortuna nous entraîne dans l’enquête. Claudio Fava, lui, nous raconte Teresa, réfugiée à Rome pour fuir Cosa Nostra. L’ex-brigadiste avec qui elle s’est liée d’amitié pourra-t-il l’aider à venger la mort de son père ?

Édition 035 de mi septembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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Ils ne sont plus qu’une poignée d’âmes agrippées à Piano Battaglia, bourgade perchée en haut du massif des Madonies, au nord de la Sicile. Piero, l’aubergiste bourru, règne en petit maître sur son petit peuple de clients clairsemés. Tous des anciens. Les vieux de la montagne. Depuis longtemps, les jeunes ont fui l’aridité des rocs et du climat, l’espoir en berne.

Bien sûr, il reste Angela et ses tout juste 20 ans. La fille de Piero est mutique. Depuis si longtemps que personne ne se souvient du son de sa voix. Recluse au fond de quel abîme  ? Il y a aussi Amir, migrant rescapé des vagues de Lampedusa. Sur ces flancs escarpés, il s’est intégré en devenant berger. Son cœur, ivre d’avenir, rêve de déchiffrer les yeux d’Angela. Un jour, une de ses brebis manque à l’appel…

Dans un dernier souffle : «  Il lupo…  »

Un jour encore, peut-être d’ailleurs est-ce le même, Tancredi rentre au pays. Enfin, au pays de son grand-père, Adelmo, chez qui il passait les vacances d’été dans son enfance. Adelmo et son aura, pour la postérité familiale et celle du village, de tueur du dernier loup de l’île… Aujourd’hui, la quarantaine flétrie par la mort de son frère et par l’impossibilité d’avoir un enfant avec sa compagne, Tancredi revient, en quête d’un havre de ressources. Au détour d’un chemin, lors d’une marche, il bute sur un corps ensanglanté. Celui d’Amir, lâchant dans un dernier souffle  : «  Il lupo…  » Loup, reviens-tu  ?

Acteur et réalisateur de clips et de documentaires, Corrado Fortuna signe, avec Le Dernier Loup, un beau roman noir qui s’émancipe de bien des règles du genre. Et témoigne que le polar, littérature de l’urgence, sait aussi être contemplatif, jouer des ombres et du silence, des sentiments intérieurs…

Tancredi va débusquer bien des secrets

Huis clos à ciel ouvert, au cœur d’une nature sauvage et abandonnée, où règnent l’omerta et des mentalités taiseuses, Le dernier loup plante des crocs acérés dans la moelle humaine. La mort d’Amir est comme un révélateur. Entre passé et présent, mythes et réalité, Tancredi va débusquer bien des secrets. Les siens comme ceux d’une communauté. Innocents, les rochers de son enfance, vraiment  ? Les hommes et la nature se fondent dans la même douleur.

Voici un roman hors du temps, à l’intrigue parfaitement menée, avec des chapitres courts et très visuels, qui envoûte par son mélange de mélancolie et de frénésie contenue. Alors, loup, y es-tu  ?

«  On prend ce qu’on trouve. On ne peut pas obliger la vérité à se manifester. Pas toujours. Cette vérité vaut pour une autre vérité.  » Ces phrases sont extraites de Chourmo (1996), du grand auteur de roman noir Jean-Claude Izzo, trop tôt disparu. Corrado Fortuna les fait prononcer par Tancredi, dans sa quête de compréhension, ajoutant davantage de trouble à l’ambiguïté.

Un job d’assistante de fin de vie

La Sicile, Teresa la portait aussi dans son cœur. Jusqu’à l’assassinat de son père, fin pâtissier insulaire, mais grande gueule réfractaire à l’impôt mafieux. Teresa fuit les lieux de ce crime impuni. À Rome, elle décroche un job d’assistante de fin de vie. Elle rend visite à des malades au stade terminal, qui ont choisi d’attendre la mort chez eux  ; pour leur parler, les écouter surtout. Elle se sent douée pour les accompagner. La mort qui s’est invitée chez elle, elle la connaît…

Un jour, on l’envoie chez un ancien brigadiste tout juste sorti de prison. Avec ce patient ombrageux qui a du sang sur les mains – et se targue de posséder un revolver Nagant en parfait état de marche –, Teresa développe une relation insidieuse. Et si, pour retrouver un semblant de bien-être, elle empruntait la voie du crime  ? Se venger pour se libérer…

Démarche thérapeutique  ?

La vengeance de Teresa dessine le portrait feutré d’une femme ordinaire qui tente de dépasser son traumatisme. Une femme rayonnante dans un métier peu conventionnel, ensevelie par le doute et l’angoisse lorsqu’elle se cale en mode introspection. Mais décidée à faire face. À n’importe quel prix  ? Le récit de la plongée en eaux troubles de Teresa est court et percutant. Par touches incisives, il traduit la déliquescence hypocrite de la Sicile, mise en coupe réglée par Cosa Nostra.

Claudio Fava a siégé à l’assemblée régionale de Sicile et au Parlement européen. Ce premier roman puise dans son vécu  : à l’instar de celui de son héroïne, son père a été assassiné par la mafia. Démarche thérapeutique  ? Partiellement, sans aucun doute. Plus assurément écrit de révolte, en concordance avec les engagements d’un auteur qui n’a cessé de dénoncer le crime organisé et la corruption rongeant sa patrie. Un constat rude, d’une écriture sèche, qui sait malgré tout émouvoir. Le tout, noir et bien serré. Tel un ristretto.

  • Corrado Fortuna, Le Dernier Loup, Gallmeister, 2023, 208 pages, 22,20 euros.
  • Claudio Fava, La Vengeance de Teresa, Métailié, 2023, 164 pages, 18 euros.