Table ronde -
Santé et action sociale (2/3) : désarticuler la novlangue managériale
Pratiquer la « bienveillance » pour mieux maltraiter, ou bien « produire » un séjour et non des soins… Pour combattre la novlangue managériale, comme le proposent les journées d’études de l’Ufmict-Cgt, il est urgent de libérer une parole discordante pour imposer un autre récit sur la réalité des vécus au travail.
« War is peace, freedom is slavery, ignorance is strengh » : ce slogan dans la novlangue imaginée par George Orwell pour construire l’enfer totalitaire de son roman 1984 n’avait rien de dystopique à l’époque de sa publication, en 1949. « Arbeit macht frei » (« le travail rend libre ») : cette promesse n’était-elle pas affichée sur le portail du camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau ?
Dans 1984, la novlangue impose une façon de dire, de concevoir et de voir le monde, qui orchestre le consentement à l’aliénation. « Dans les entreprises d’aujourd’hui aussi, le langage est parfois utilisé pour embellir la réalité ou masquer les pires pratiques sous un discours rassurant », rappelle Agnès Vandevelde-Rougale (1), socio-anthropologue autrice de plusieurs ouvrages sur la novlangue managériale. « Omniprésente et invasive, telle un virus, elle s’impose au point qu’on l’accepte comme norme pour garantir un langage commun à l’entreprise. Les salariés l’utilisent parfois sans s’en rendre compte et se retrouvent pris au piège de logiques qu’ils réprouvent. Les services publics et la fonction publique n’ont pas été épargnés, surtout depuis que le new public management en a fait un de ses outils incontournables. »
Transformer la soumission en consentement… provisoire
Le sujet fait l’objet de nombreuses études et, dans la salle, les exemples de manipulations du réel et des individus par le langage fusent : « Dépenser moins pour mieux soigner » ; « produire du séjour » (et non des soins), comme si hôpital et hôtel ne faisaient plus qu’un. Des glissements évoquent la « bienveillance » pour mieux maltraiter les agents, les usagers ou les malades. Ces derniers s’effacent d’ailleurs : on ne sait plus s’ils sont des patients, des usagers, des clients… Encore mieux, puisque l’anglais, plus professionnel, a permis la création de beds managers, les malades ont disparu, il n’y a plus que des lits !
« On adhère à cette vision du monde, jusqu’au moment où on craque. » En effet, même risible voire pathétique, cette langue de bois s’avère ravageuse sur la santé mentale, et pathogène pour les organisations du travail. « Le management ne se définit pas uniquement comme un mode de gestion basé sur les chiffres. C’est aussi l’art de faire faire, ou de faire en sorte que les choses se fassent. Il s’appuie sur des techniques de commandement parfois issues de la culture militaire, pour imposer une forme de servitude consentie, même inconsciemment, parce que valorisée par la hiérarchie. »
« Les chiffres transforment la qualité en quantité »
Ce langage, pourtant, idéalise et limite, en introduisant par le travail prescrit des protocoles et des situations types présentées comme la norme voire l’évidence, alors qu’elles n’existent pas vraiment et ne décrivent pas toute la réalité du travail. « Les chiffres transforment la qualité en quantité et exacerbent la concurrence et la course à la productivité. On dit “je gère” pour dire “je maîtrise”. En fait, plus on gère, moins on maîtrise, parce qu’on simule et qu’on dissimule. »
L’adhésion au discours, même partiellement simulée – le consentement paradoxal – imprègne et formate la subjectivité, de façon insidieuse, parce qu’elle apparaît comme allant de soi et sans conséquences… sauf quand face à des difficultés, les individus s’effondrent. « C’est ce que dénonçaient les 1 000 médecins chefs de services qui ont démissionné de leurs fonctions administratives en 2020, refusant notamment que le discours et les pratiques managériales et administratives prennent le dessus sur le discours et les nécessité du “soin”. Ils rejetaient l’idée que tout peut être mesuré, donc rentabilisé, et encore plus, que réaliser ce projet managérial puisse être considéré comme une satisfaction. »
La novlangue managériale engendre surtout du non-sens et de la souffrance
« Le terme ressources humaines provient directement de l’usage qu’en faisaient les nazis, qui parlaient aussi de “minerai” pour évoquer les êtres humains qui arrivaient dans les camps de concentration », confirme Christelle Pernette, ergothérapeute à l’hôpital d’Aurillac, qui a connu le management moderne d’assez près pour sombrer dans un burn-out. Aujourd’hui très investie dans la déconstruction du discours managérial, notamment par le biais de conférences gesticulées, elle estime à cet égard qu’on ne devrait pas parler de « risques psychosociaux », expression qui rend d’emblée les individus responsables de leur potentielle défaillance : « Je ne suis pas fragile ; j’ai été fragilisée par une organisation du travail pathogène. »
Toujours aussi en colère contre les manipulations rendues possibles par l’arsenal langagier du management, elle œuvre à redonner la parole aux travailleurs, avec leurs mots, par des ateliers où ils analysent leurs situations de travail et apprennent à déjouer la langue de bois. « Nous sommes tous des “collaborateurs”, on “parle le même langage”, la direction “entend nos réticences”, autrement dit il n’y a pas de conflit possible entre nous puisque nous sommes tous des partenaires engagés pour le bien-être de l’entreprise ? Non, je ne suis pas la partenaire de mon patron. Je suis sa subordonnée. On va parler de “qualité de vie au travail” pour ne pas évoquer les conditions de travail et contourner le fait qu’il faudrait déjà éviter de trop souffrir au travail. De la même façon, la hiérarchie a disparu au profit des “projets”. On se doit même de prévoir son “projet” de “fin de vie”, pour ne pas dire sa mort ! Les mots peuvent empêcher de penser la réalité. Dans le secteur hospitalier, on va parler de “volume capacitaire” ou de “lits” pour effacer qu’il s’agit de soigner des malades. Pourquoi se priver quand le capitalisme est devenu synonyme de développement, quand un mensonge est au pire une “contre-vérité” ? »
Exiger qu’on appelle un chat un chat
L’intervention fait rire et soulage, l’assistance lançant à la volée une multitude de termes que chacun reconnaît pour être absurdes voire indécents, au point de faire aussi grincer les dents. « Les patrons ont transformé les qualifications et les métiers en “compétences” pour casser les solidarités. Ils ont répondu à la demande de respect de la dimension humaine dans le travail en individualisant les parcours professionnels. Ils ont exigé l’affichage sur les fiches de salaires des cotisations patronales, qui sont une participation prélevée sur le salaire brut, pour les faire passer pour des “charges patronales”, autrement dit un “coût salarial”. Dès que les cotisations patronales ont été supprimées sur les bas salaires, il a en revanche soutenu l’idée d’une simplification des fiches de paie… »
Retrouver les mots du réel et de la lutte, c’est appeler un chat un chat. Christelle Pernette cite les salariés de France Télécom, qui lors d’une audition de leur ex-Pdg dans le procès pour harcèlement qui avait entraîné une vague de suicides, avaient organisé un bingo dans la salle et criaient « bingo » dès que l’accusé essayait de noyer le poisson en prononçant un des mots répertoriés dans le lexique managérial maison pour essayer de s’innocenter. Les pseudo-concepts opérationnels ont fait flop. « Aujourd’hui, on continue d’euphémiser pour cacher le cynisme, avec des “plan de sauvegarde de l’emploi” pour licencier, des vieux qui sont du “quatrième âge”, des Sdf qui bientôt pourraient être des “citoyens à l’air libres” ! ? »
Réaffirmer que la retraite n’est pas l’antichambre de la mort
Sur la retraite aussi, la guerre des mots et des éléments de langage s’annonce acharnée : « La Cgt doit veiller à ne pas se laisser enfermer dans le cliché du syndicat qui dit toujours non, qui “prend en otage les usagers”, poursuit Christelle Pernette. Comme disait le fondateur de la Sécu, le cégétiste Ambroise Croizat, “si on ne se bat que pour défendre, on a déjà perdu”. Il faut par exemple réaffirmer que la retraite n’est pas l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie, gagnée par le travail. » Chacun en est conscient, le langage peut aussi exclure, comme le souligne un participant au séminaire : « Le corps médical a des codes et un langage communs, qui créent des liens et des solidarités, et nous devons nous appuyer sur une compréhension et une description commune de notre vécu pour être plus forts et résister au discours managérial. Même avec les médecins, parfois, un langage incompris peut assujettir certains membres des équipes, sans parler des patients. Les enjeux de savoir et de pouvoir portés par le langage peuvent nous affaiblir. »
Ces problématiques ne concernent pas que le travail médical ou social. Jésus De Carlos, secrétaire général de l’Ufict-Cgt des Services publics présente la démarche qui, au sein des ministères ou de la fonction publique territoriale, a abouti en 2016 à la publication d’un Manuel de survie au management. Le fascicule décline des situations ou des pratiques managériales en 32 fiches : l’individualisation comme promesse d’émancipation, le management par la peur, l’évocation abusive du devoir de réserve, la négation du rôle du collectif dans le travail bien fait, l’efficacité etc. Il explicite les possibles ressources individuelles, collectives, juridiques ou syndicales pour se défendre et mener la contre-offensive.
Contre les mensonges “solutionnistes” et le jargon faussement savant
« La novlangue managériale a clairement été conçue pour fabriquer de l’impuissance intellectuelle, soumettre les individus et justifier les réductions de moyens insiste Jésus De Carlos. Nous sommes censés accepter que si nos services vont mal, c’est parce qu’ils sont mal gérés, pas parce qu’on manque de moyens ! Dans les services publics, le choc a été énorme et destructeur car il s’est heurté à une culture et à une éthique du travail bien fait fortement ancrées. Dans ce guide, nous avons essayé d’apporter des conseils et des réponses pragmatiques à des situations de conflit engendrées par le double langage, les injonctions contradictoires, les mensonges “solutionnistes” ou le jargon faussement savant. Dans tous les cas, demander des précisions, chercher du sens, réintroduire le doute quand des assertions qu’on nous assène sonnent creux, c’est déjà une façon de résister. »
Les réponses syndicales, c’est l’objet du troisième débat. En attendant, des Toulousains démontrent à l’assistance que l’humour aussi est une arme de déconstruction massive, en diffusant les vœux 2017 du directeur de leur Chu, modèle de langue de bois, sous-titrés en « langage réel », par ce qu’il pense vraiment et par les projets qu’il veut vraiment mettre en œuvre. Hilarant.
1. Agnès Vandevelde-Rougale, Mots et illusions. Quand la langue du management nous gouverne, 10/18, 2022, 6 euros. De la même autrice, La Novlangue managériale. Emprise et résistance, Erès, 2017. A codirigé avec Pascal Frugier le Dictionnaire de sociologie clinique, Erès, 2019.
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