Romans – Du tutoiement, du GPS et de la survie

Lucie Rico signe un récit à énigmes sur notre époque numérique, où la géolocalisation semble la clef de tout. Loin de toute technologie, Dominique Fabre nous fait au contraire côtoyer la misère et la pulsion d’être au monde.

Édition 023 de mi-janvier 2023 [Sommaire]

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Un roman qui apostrophe le lecteur, ce n’est pas banal. Il est d’usage, dans les romans, de pratiquer une narration à la première ou à la troisième personne avec des je ou des il. Exemple  : «  Longtemps je me suis couché de bonne heure  » est l’incipit de Du côté de chez Swann de Marcel Proust. En 1957, Michel Butor publie son roman La Modification presque entièrement à la deuxième personne du pluriel. Il l’engage ainsi  : «  Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite, vous essayez en vain…  » 

Lucie Rico, elle, débute son roman par  : «  C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain  : Tu es attendue à 19 heures pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure. Tu as tapé sur ton Gps  : Zone Belle-Fenestre , puis Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre. Il a répondu deux fois  : adresse inconnue.  »

Ces débuts de roman sont tous trois in medias res  : les auteurs placent immédiatement les lecteurs au milieu de l’action. Marcel Proust invite sans cesse à élargir l’horizon de son je. Michel Butor parvient à impliquer le lecteur dans la narration, mais avec la distance imposée par le vouvoiement. Lucie Rico, elle, harponne dès les premières lignes, avec son tu direct, et implique tous ceux qui posent les yeux sur son roman, GPS.

Du GPS, il en est question, il reste il, distant, froid, lointain et pourtant en permanence accessible. Grâce à lui, Ariane tente de rejoindre Sandrine qui se fiance et dont elle est le témoin. Mais «  il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente  ». Alors, Sandrine se géolocalise sur le GPS d’Ariane, le lien est généré, Sandrine devient un gros point rouge et rond sur Google Maps. Elles vont se croiser, s’entrecroiser, se souvenir, faire (un peu tristement) la fête. L’une traque «  le connard de la fête  » (est-ce Baptiste, Paul, John  ? «  Ils sont tous interchangeables  »)  ; l’autre disparaît… totalement. Ou presque. Reste ce gros point rouge qui se meut sur l’écran du téléphone d’Ariane  : c’est là que doit se trouver la fiancée…

Ariane est au chômage. Auparavant, elle était journaliste, spécialisée dans les faits divers, genre «  Ils organisent un concert de klaxons pour protester contre la pollution visuelle  »  ; «  Un cycliste alimente un grille-pain à la force de ses cuisses  »… Son petit ami Antoine, le pompier, lui rend visite deux fois par semaine. À moins que ce soit à la Playstation… Mais ce qui l’obsède est ce point rouge, qui bouge, sautille même parfois, puis s’immobilise. Elle s’inscrit dans la norme d’une époque ou l’on peut faire le tour du monde grâce à Google Street View… En attendant, Ariane poursuit une géopolitique de la vie d’Ariane  : dans le parc, de «  la route longue  » à la «  longue route  », au bord du «  lac des ders  », lieu de votre première rencontre. C’est exactement à cet endroit que la police a découvert un cadavre calciné. Sandrine en cendres  ?

GPS est un roman à énigmes. Ariane enquête, sans la loupe d’un Sherlock Holmes, sans les commérages d’une Miss Marple, sans l’imperméable de l’inspecteur Colombo  ; juste armée de son téléphone portable. GPS est un roman quasi géographique sur la mise à distance des corps et des vies par la numérisation de tout. La vie numérique est-elle plus riche, plus diversifiée, l’interlude dans la solitude, le divertimento des temps chômés, l’eldorado ? Telle est la question que pose, non sans humour grinçant, la jeune et talentueuse Lucie Rico.

Dans Trois passagers de Dominique Fabre, la première histoire,  celle de Luis, est elle aussi portée par le tu. Celle qui parle, qui nous somme d’écouter, est arrivée à Angers, où sa petite fille est enfin soignée. Elle vient de la République dominicaine  : «  Dans mon pays les gens sont pauvres… Du coup, quand on vit dans mon pays, on veut toujours partir parce qu’il n’y a pas d’autres solutions.  » Elle questionne, «  tu comprends  ?  », précise  : «  Tu crois savoir quand on t’explique quelque chose, mais tu ne sais rien quand tu n’as pas vécu ces choses par toi-même.  »

Puis, elle souligne  : «  Ne crois pas que je vais te raconter l’histoire pour rien, l’histoire de mon cousin, elle est tellement vraie que tu dois la mériter, je ne l’ai jamais racontée à personne au foyer.  » Et elle narre les sept tentatives de son cousin Luis pour rejoindre Puerto Rico, porte trop souvent dérobée pour l’Eden américain. Elle révèle tout autant le quotidien des petits boulots, les cousins et cousines, les mères, les hommes qui partent et reviennent, les rêves, les passeurs, la corruption et les flics, le climat tropical, le ciel bleu et les ouragans, les touristes qui restent toujours ensemble («  à boire et à manger  »), les «  garçons-putains  », et toujours la pauvreté qui seule se renchérit sans bruit.

Dans la seconde histoire, Mai-Linh, Cambodgienne, boat-people, rêve elle aussi d’Amérique. En attendant, elle vend des parapluies (mais pas que…) dans une impasse du 19e arrondissement de Paris. Elle a deux prétendants, Étienne et Henri, côtoie les filles de l’impasse, les cafés ou tripots, ou reste perchée sur son tabouret haut. Parfois, pour échapper à sa vie de débrouille, elle ouvre sa valise à souvenirs, là où se niche toute sa vie d’avant.

La troisième narration décrit un fils assis sur les bancs d’une église, à l’heure du dernier adieu à un père qui fut l’éternel absent, volage, inconséquent. Qui est donc ce père que l’on enterre sans témoins pour son ultime voyage  ?

Le seul GPS des héros de Dominique Fabre se nomme survie, rien de technologique, aucun composant électronique, aucune puce, juste la misère, la pauvreté, la solitude, et la pulsion d’être au monde. Raconté avec douceur et tendresse, Trois passagers est le voyage au-delà des certitudes d’un ailleurs et d’un futur facile, dans l’enchevêtrement des vies déracinées. Bouleversant. «  Tu hoches la tête, mais tu ne sais pas  », dit la jeune mère dominicaine. Après avoir lu Trois passagers, nous en savons un peu plus.

  • Lucie Rico, GPS, P.O.L, 2022, 224 pages, 19 euros
  • Dominique Fabre, Trois passagers, Les Avrils, 2022, 256 pages, 20 euros