Polars – L’espion dans la bibliothèque

Marc Dugain prend les commandes de la série Espionnage chez Gallimard, pour combiner géopolitique et littérature. Et on découvre le roman posthume de John Le Carré, L’espion qui aimait les livres.

Édition 021 de mi-décembre 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 3 minutes

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Marc Dugain prend les commandes de la série Espionnage chez Gallimard, pour combiner géopolitique et littérature. Et on découvre le roman posthume de John Le Carré, L’espion qui aimait les livres.

Pour nombre de puristes, le roman d’espionnage se réduit à un sous-genre, au sens péjoratif du terme, de la littérature policière. Son essor est dû à des écrivains britanniques tels que Joseph Conrad, William Somerset Maugham, ou Graham Greene. Non des moindres, et tous en dehors du landerneau du polar. Et s’il n’était pas le parent pauvre, mais une branche mésestimée de notre courant littéraire de prédilection  ?

Fort à propos, Gallimard crée, à côté de l’auréolée Série noire, une nouvelle collection sobrement baptisée Espionnage. Les rênes en sont confiées à Marc Dugain. Encore un romancier reconnu, et non étiqueté polar…

Nul n’est capable d’imaginer ce qui se trame dans la plus grande discrétion, prévient ce dernier. Et d’ajouter que la guerre de l’ombre gangrène plus que jamais les milieux industriels, économiques et politiques. Autant d’arènes envahies par les espions modernes, plus redoutables que leurs aînés du fait de l’explosion des nouvelles technologies, de la sophistication des instruments de surveillance et de manipulation.

Une opération en Somalie tourne au fiasco

Comme pour mieux éclairer son projet éditorial, Marc Dugain signe lui-même le deuxième opus de la collection.

Tout commence en Somalie. Un raid pour libérer des otages se solde par un bain de sang. Responsable de ce fiasco, un agent du renseignement choisit de disparaître. L’affaire rebondit avec l’assassinat d’un couple de touristes dans l’Atlas marocain, puis le braquage de fonds colossaux circulant entre des narcotrafiquants sud-américains et des pasdarans iraniens… Prémices d’une intrigue à l’échelle planétaire, qui entraîne un trio de protagonistes jusque dans les coulisses saumâtres d’une campagne présidentielle, et s’achève… au Groenland  !

Déliquescence de la planète

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Marc Dugain confirme son statut de formidable conteur. Impeccablement découpé en une cinquantaine de courts chapitres, Paysages trompeurs témoigne d’un sens du rythme ébouriffant, vivifié par une écriture qui donne cette impression rare que chaque mot occupe la juste place, et qu’aucun n’est inutile. Les scènes d’action foisonnent, les retournements de situation abondent.

Par-delà ce romanesque faussement désinvolte, l’auteur, féru de géopolitique, s’y entend pour faire état de la déliquescence de notre planète, soumise aux règles nauséeuses de la finance internationale. La fiction comme arme envers et contre toute vérité cachée… Un roman en cinémascope, qui sait préserver le facteur humain, et prend un malin plaisir à nous donner le tournis, face à notre globe qui, lui, ne tourne pas rond…

John Le Carré, le grand maître

Dès L’espion qui venait du froid (1963), John Le Carré confère ses lettres de noblesse au roman d’espionnage. Encore un Britannique, dont le lectorat va bien au-delà du cercle polar. Une vingtaine de titres ont suivi, sans bavures, jusqu’à son décès en 2020.

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L’espion qui aimait les livres, roman posthume, n’est ni un fonds de tiroir, ni un manuscrit bancal au goût d’inachevé. John Le Carré en avait terminé la rédaction en 2014, et s’était opposé à toute publication de son vivant. Son fils explique cela dans une sobre postface, coda sensible à l’œuvre d’un écrivain majeur…

Julian largue son job doré à la City pour tenir la librairie d’une petite ville côtière du Suffolk. Edward, notable local féru de livres, lui rend de plus en plus fréquemment visite. Il semble en savoir beaucoup sur la vie d’Edward et sa famille. Dans le même temps, à Londres, un ponte des services secrets hérite d’une mission épineuse… qui le conduit à ladite librairie…

Loin des gaudrioles d’OSS 117

John Le Carré était raffiné et ironique. Son testament littéraire lui ressemble. Plus intimiste que ses romans habituels, celui-ci se concentre sur les liens qui se tissent entre trois protagonistes. Qui manipule qui et à quelles fins  ? À la virtuosité de l’intrigue répondent la concision de l’écriture et le détachement de l’humour. Avec élégance, fût-elle perverse, comme il se doit entre gentlemen…

Ce clap de fin scelle aussi le goût de l’auteur pour les histoires à tiroirs. Si on y retrouve ses thèmes obsessionnels de la trahison, du double jeu, et, surtout, de la recherche du père, c’est ici dans un registre cruellement amer. Comme si, à l’instar de ses espions, John Le Carré (lui-même ancien agent secret) avait perdu toute illusion sur des institutions hypocrites, minés par des rivalités internes, et surtout pas au service du citoyen…

Chez Dugain comme chez Le Carré, on évolue loin des gaudrioles d’OSS 117 ou de la superficialité de James Bond. De même que le roman noir dénonce des dysfonctionnements sociétaux, la littérature d’espionnage expose au grand jour la sordide complexité de notre monde.

Serge Breton