Lire les romans – À l’heure des séries, le roman se remet-il à feuilletonner  ?

De Beyrouth à Paris en passant par Saïgon, pendant les Trente Glorieuses. Telle est la toile de fond du dernier roman de Pierre Lemaitre, Le Grand Monde. Où, comme toujours, l’histoire de ses personnages s’ancre dans la grande Histoire.

Édition 005 de mi-mars 2022 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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De Beyrouth à Paris en passant par Saïgon, pendant les Trente Glorieuses. Telle est la toile de fond du dernier roman de Pierre Lemaitre, Le Grand Monde. Où l’histoire de ses personnages s’ancre dans la grande Histoire.

Pierre Lemaitre, Prix Goncourt 2013 pour son livre Au revoir là-haut*, récidive dans les grandes fresques, toujours consacrées au xxe siècle, ce siècle que nous avons eu tendance à perdre de vue et qui revient tel un boomerang avec la guerre aux frontières de l’Europe. L’auteur met en scène la famille Pelletier en 1948 au Liban  : les parents, le calme Louis et la maternante Angèle, ont fondé et dirigent la rentable entreprise des Savons du Levant, que Louis a su moderniser, «  ajoutant aux recettes traditionnelles des huiles de coprah, de palme ou de coton, peaufinant les conditions de séchage, modifiant l’usage des acides oléiques, etc.  ». Leur progéniture, trois fils et une fille, ne montre aucune appétence pour l’entreprise  : malgré une tentative avortée avec Jean, l’aîné, dénommé Bouboule – car sosie du Ribouldingue des Pieds nickelés –, accompagné de Geneviève, épouse fellatrice et toujours poudrée, les enfants s’éloignent du rêve patriarcal. Le benêt Jean et l’ambitieuse Geneviève fuient à Paris, bientôt rejoints par François, le deuxième fils. Lui, il veut entrer à l’Ens (École normale supérieure), en tout cas c’est ce qu’il déclare à ses parents. En fait, il postule et intègre un grand quotidien, Le Journal du soir, où règne un certain Denissov, ressemblant trait pour trait à Pierre Lazareff, le fondateur de France-Soir. Il est reporter à la rubrique des faits divers, et ses articles vont fasciner les lecteurs lorsqu’il traite du sordide assassinat d’une starlette dans les toilettes d’un cinéma.

Étienne, le troisième, est un comptable diplômé en poste dans une banque. Il est emporté par la ferveur amoureuse pour Raymond, «  un grand gaillard au regard doux  », engagé dans la Légion étrangère, parti faire la guerre aux combattants du Vietminh. Ils s’écrivent régulièrement mais, lorsque Étienne reste sans nouvelles pendant un mois, il décide de partir en Indochine avec Joseph, son chat, ultime cadeau de son amant (dénommé ainsi par l’auteur en référence au nom du chat de Simenon). Grâce aux relations paternelles, il intègre l’Agence indochinoise des monnaies, à Saïgon, la «  perle de l’Extrême-Orient  », ville grouillante et poisseuse à l’odeur d’opium, où même les pluies de la mousson n’arrivent pas à laver le sang des assassinats. C’est là, à la recherche de son aimé, qu’il découvre le mépris pour les «  niakoués  » et un niveau de corruption bien réel, que Pierre Lemaitre relate avec une édifiante clarté  : entre 1948 et 1953, la monnaie indochinoise est directement indexée sur le cours du franc, à un taux particulièrement avantageux, et ils sont nombreux, aux profils divers et parfois inattendus, à bénéficier de ce trafic monétaire très rentable, le scandale des piastres. Quant à la petite dernière, Hélène, aux rêves d’abord incertains, mais armée d’une volonté d’émancipation, elle quitte ses parents pour Paris, afin d’intégrer les Beaux-Arts…

Les villes sont tout autant des personnages, parfois grouillantes, parfois désenchantées mais toujours inscrites dans leur temps, entre grande et chétive histoire. Ainsi Paris «  lui était apparu comme une ville grise, épuisée. L’euphorie de la Libération, toute faite d’espoir et d’enthousiasme, était retombée comme un soufflé. Paris avait l’air vieux. Confronté aux privations, au rationnement, aux difficultés de transport, au chômage et au logement précaire quand ce n’était pas à la misère, l’optimisme de la victoire avait cédé le pas à l’inquiétude, aux expédients, à la même débrouillardise qu’en temps de guerre, “c’était bien la peine d’avoir vécu l’Occupation pour en arriver là”, c’est ce que François lisait sur les visages  ». Quant à Saïgon, «  la ville battait son plein de fin de journée, les cyclo-pousses sillonnaient la chaussée en s’invectivant, les lourds tramways multicolores klaxonnaient, on entendit une musique d’accordéon quelque part aussitôt étouffée sous les bruits des moteurs, les cris des commerçants. Il avait plu de nouveau […]. La rue, les trottoirs étaient luisants, bien des passants n’avaient pas ôté leurs capes de pluie et c’était un défilé de couleurs vives, mouvantes comme dans un kaléidoscope. Le spectacle était incessant. Des échoppes de quincaillerie. Des vendeurs de soupes fumantes, de beignets de shisso ou de cigarettes au détail. Un pneu de voiture éclata là-bas, assez loin sur le boulevard  ».

Le majestueux descendant d’Émile Zola

Alors, oui, Pierre Lemaitre feuilletone le xxe siècle, oui, il est le seyant et majestueux descendant d’un Émile Zola, oui, il attribue à la littérature populaire de libres lettres de noblesse, oui, il donne à sentir autant les odeurs de l’imprimerie, des épices, de l’opium et du sang, oui, il fait voyager entre Beyrouth, Paris et Saïgon, oui, il reste fidèle au polar avec un tueur en série et des énigmes, oui, il affine un humour discret mais effectif et efficient, oui, il alloue à ses personnages une délicate complexité, oui, il gratte l’écorce humaine pour révéler les secrets obscurs des protagonistes, jusqu’au sang s’il le faut, oui, il raconte, ou plutôt il conte une histoire qui est nôtre, sans détours, une année des Trente Glorieuses, oui, vivement la suite, car Pierre Lemaitre a promis une suite, oui, c’est un roman que l’on devrait déguster mais qui s’ingurgite, se dévore, s’ingère, se gobe, se croque tant la gourmandise épouse le plaisir de la lecture.

En un mot, de la haute et aromatique gastronomie littéraire.

* Au revoir là-haut (2013) est le premier opus de la trilogie Les Enfants du désastre, que suivront Couleurs de l’incendie (2018) et Miroir de nos peines (2020).

Au revoir là-haut place le lecteur, dès les premières pages, au cœur de la guerre de 14-18, les balles sifflent, les obus tombent… à lire ou à relire en ces temps de proximité guerrière.

Le Grand Monde

Pierre Lemaitre, Calman Lévy, 22,90 euros

Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre, Le Livre de Poche, 8,90 euros ou en livre audio (Audio livre) 24 euros.

Jean-Marie Ozanne