Du « Non, non, non » au « Ah, oui, mais non »…

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Journée de grève nationale du 9 janvier 2020. Photo : Thomas Padilla/Maxppp

Au lendemain du 38e jour de grève contre le projet gouvernemental de réforme des retraites, ce qui était impossible, non négociable et irresponsable devient possible. Le Premier ministre annonce aux partenaires sociaux qu’il est « disposé à retirer » de son projet de loi l’âge pivot fixé à 64 ans en 2027. Coup de théâtre ? Si l’on veut. Car la lettre du Premier ministre, davantage qu’un « oui, d’accord » promet plutôt un « oui, à condition de… »

La condition : aux organisations syndicales, via une « conférence sur l’équilibre et le financement du système de retraite », de déterminer les « mesures permettant d’atteindre l’équilibre financier en 2027, en s’inscrivant dans le cadre des projections du Conseil d’orientation des retraites », sachant que le futur système devra obligatoirement comporter un « âge d’équilibre ».

Bref, la Cfdt, l’Unsa et quelques autres sont priés de déterminer à quelle sauce les salariés seront mis à contribution. Cela s’opérera dans un cadre prédéterminé : le Parlement « pourra en tenir compte lors de la seconde lecture et le gouvernement prendra une ordonnance transcrivant cet accord dans la loi ». Au cas – sait-on jamais – où les solutions dégagées seraient hétérodoxes, le gouvernement prendrait « par ordonnance les mesures nécessaires pour atteindre l’équilibre en 2027 et financer les nouvelles mesures de progrès social ». Ce que le Premier ministre commente d’un martial : « Je prendrai mes responsabilités. »

Le calendrier des manifestations n’a pas été interrompu par l’annonce gouvernementale. La confiance a rarement été aussi absente. Dans ce contexte, le gouvernement pourrait miser sur un regain de tension répressive.

Saluée, sans surprise, par la Cfdt et par l’Unsa, cette « main tendue » aux allures de main de marbre dans un gant de fer a donc essentiellement pour objectif de reconquérir une opinion publique acquise au mouvement social en valorisant un pôle responsable et en stigmatisant un pôle contestataire. Cette stratégie n’a rien de neuf. Elle est en échec depuis le début du mouvement. Va-t-elle devenir efficace en bénéficiant d’un renfort syndical et de l’aura du « dialogue social » ?

Au moment où ces lignes sont écrites, il serait bien présomptueux d’aventurer une réponse. On peut, en revanche, éclairer l’avenir d’un retour sur plusieurs épisodes où le gouvernement aura combiné rétention d’information, refus du dialogue et autoritarisme. Rappelons-le : aux premiers jours du débat public sur la réforme, le gouvernement légitime son projet en s’appuyant sur le programme du candidat Macron à la présidentielle.

Or, indépendamment des conditions particulières de sa victoire électorale, le candidat s’engageait à ne pas reculer l’âge légal de départ. C’est justement ce à quoi aboutit son projet de réforme avec son fameux « âge pivot », et qui reste maintenu de fait. Dire qu’on maintient cet âge légal tout en en renchérissant le coût financier c’est, tout bonnement, une escroquerie. Les Français n’en sont pas dupes et le Premier ministre devra admettre, en soupirant et du bout des lèvres, que chacun devra travailler « un peu plus longtemps ». Ce qui revient à s’asseoir sur l’engagement présidentiel.

Ce tête-à-queue est une première concession sous la pression de l’opinion publique. Comme celle-ci ne baisse pas, deux autres vont suivre, pas moins déstabilisants pour la doxa gouvernementale.

Photo : Laurent Thevenot/Le Progrès/Photopqr/Maxppp

Le premier concerne les régimes spéciaux et l’affirmation d’un futur régime « universel ». Là encore, le président de la République, très impliqué, s’est voulu pédagogue. En octobre, à Rodez, il pense judicieux de se placer en première ligne. Il pourfend donc l’existence de régimes spéciaux, pensant se gagner la sympathie des Français enclins à y voir une sorte d’injustice, et n’avoir pas à se soucier des syndicats, à ses yeux quantité (et qualité) négligeables. Le pédagogue joue la fermeté : « Si je commence à dire “on garde un régime spécial pour l’un”, ça va tomber comme des dominos ! Parce que derrière on va me dire “vous faites pour les policiers, donc les gendarmes” ; ensuite on me dira “vous faites pour les gendarmes alors pourquoi pas pour les infirmiers et infirmières, les aides-soignants”. Et on va refaire nos régimes spéciaux. En deux temps trois mouvements, on y est. Non. »

Le Premier ministre se met dans le ton : « Un régime universel, c’est pour tout le monde. » Comme souvent, y revenir indique que cela ne va pas de soi. Le gouvernement commence à céder aux policiers, qui en quelques heures de manifestation obtiennent un statu quo, puis aux militaires, puis aux pompiers, puis aux danseuses de l’Opéra, puis… Il faut donc injecter quelques gouttes d’huile dans la mécanique. Ce sera la tentative dite de la « clause du grand-père ».

Après l’opération régimes spéciaux, le gouvernement découvre grand-père

Il s’agit, une fois de plus, de se gagner un lâche soulagement de l’opinion publique et des organisations syndicales au prétexte que la réforme ne vaudra que pour les générations à venir.

Pensée pour diviser les générations et avec elles, le mouvement syndical, l’idée divise en fait d’abord l’état-major gouvernemental, ce dont Jean-Claude Delevoye paiera sans doute le prix. Plus profondément, elle souligne le manque de cohérence de l’argumentation gouvernementale : s’il est possible de renvoyer la réforme à beaucoup plus tard, c’est donc qu’il n’y a pas urgence. Idem, si cette réforme est si bonne, pourquoi en priver les salariés d’aujourd’hui ? Dans un climat qui reste marqué par le mouvement des gilets jaunes, par la réforme de l’assurance chômage, où le bilan de l’exécutif – tant en matière sociale qu’en matière d’information et de communication – incite davantage à la défiance qu’à la confiance, ces changements de pied indiquent un projet à tout le moins mal ficelé. À moins, et cette idée gagne du terrain à chaque passage d’un ministre à la radio ou à la télévision, à moins que le gouvernement souhaite dissimuler la nature de son projet, la réalité de ses objectifs.

De fait, face aux interpellations dont il est l’objet, singulièrement de la part de la Cgt, sur la valeur du fameux point, sur l’absence de modèles de référence, de cas types, le gouvernement reste flou, renvoie les « détails » aux négociations à venir, se refuse à toute information concrète pour finalement promettre qu’une allocution du Premier ministre devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese) clarifiera ce qui reste obscur.

Photo : Thierry Bordas/La Dépêche/Photopqr/Maxppp

À ce stade, le mouvement social apparaît puissant et pérenne : enraciné dans le secteur public, il mord dans le secteur privé et, surtout, continue à bénéficier d’une écrasante sympathie au sein de l’opinion publique. Persuadé que ce soutien est fragile, le gouvernement met en avant l’idée d’une trêve. Une pause qui ne concerne pas son projet, mais la seule grève. Il compte pour cela sur la proximité des fêtes de fin d’année. L’opération tourne court. La grève perdure et une forte majorité de Français continue à la soutenir. Le gouvernement aussi continue… à miser sur l’embrouillamini dans lequel il enrobe son projet.

L’affaire de la promotion du président de Blackrock dans l’ordre de la Légion d’honneur, en plein mouvement social, en est une parfaite illustration. Que Jean-François Cirelli « mérite » d’être promu chevalier reste une question ouverte et de peu d’intérêt. En revanche, le plaidoyer en sa faveur d’Agnès Pannier-Runacher, la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances ne passe pas inaperçu. Pour écarter l’idée que la société américaine de gestion d’actifs Blackrock joue un rôle dans les coulisses de la réforme, elle use d’une image audacieuse : « C’est une boîte de Smarties, le marché français, ça ne représente rien par rapport à leur gestion d’actifs […] arrêtons de croire que nous sommes au centre du monde. » L’idée qu’au prétexte qu’on est très riche, on ne s’intéresserait pas à l’argent des autres, peine à convaincre. En revanche, elle jette une lumière crue sur les fameuses coulisses.

En proposant l’organisation d’une conférence de financement, la Cfdt, fidèle en cela à sa ligne stratégique, offre une échappatoire au gouvernement, lequel fait, dans un premier temps, semblant de ne rien voir ni entendre. Il maintient l’expression « âge pivot » dans son projet de loi pour annoncer quelques jours plus tard, non pas qu’il le retire, mais qu’il est « prêt à le retirer ».

Manœuvres et faux-semblants suffiront-ils ? Le doute est permis.

Les organisations syndicales qui structurent le mouvement revendicatif et de grève n’ont jamais fait de l’âge pivot l’enjeu central de leur mobilisation. Elles exigent un retrait. Il n’est pas dit, par ailleurs, qu’au sein des organisations qui se polarisent sur cet âge pivot, les syndicats s’alignent sans débats. Le calendrier des manifestations, enfin, n’a pas été interrompu par l’annonce gouvernementale. La confiance a rarement été aussi absente. Dans ce contexte très instable, on ne peut pas écarter que le gouvernement mise, paradoxalement, sur un regain de tension répressive. La veille même de l’annonce gouvernementale sur le prétendu retrait de l’âge pivot, la manifestation intersyndicale du jeudi 9 janvier 2020 a été marquée par des violences policières spectaculaires : manifestants frappés au sol, tir à bout portant de Lbd. Au lendemain de la journée d’action du 16 janvier, tout reste possible…

Pierre Tartakowsky