Entretien -
La face cachée du numérique : un entretien avec Guillaume Pitron
Elle se veut économe et écologique, respectueuse du climat et de l’environnement. La technologie numérique est en fait l’une des plus dispendieuses. Après avoir chiffré le coût des mails, tweets et autres clics, l’auteur de L’Enfer numérique sonne l’alarme.
Elle se veut économe, respectueuse du climat et de l’environnement. La technologie numérique est en fait l’une des plus dispendieuses. L’auteur de « L’Enfer numérique » sonne l’alarme.
Le numérique n’est pas la technologie écologique que l’on croit, défendez-vous dans votre dernier livre. Concrètement, comment celle-ci impacte-t-elle la planète et ses ressources ?
Un exemple tout simple : en 1960, la fabrication d’un téléphone nécessitait dix matières premières distinctes. Aujourd’hui, un smartphone réclame 54 éléments différents. Ce à quoi il faut ajouter ceux que requièrent la fabrication des câbles et satellites indispensables à la transmission des données, des antennes téléphoniques ou encore les centres de stockage de données. Enfin, l’énergie électrique, charbonnière ou gazière, indispensable tout au long de la chaîne au fonctionnement des outils informatiques. La technologie numérique entretien l’illusion qu’elle est fondée sur l’immatériel, qu’elle est un mode de communication qui n’a aucun impact sur les réserves de matières premières et l’environnement. C’est faux. Une imposture.
A-t-on chiffré le coût écologique que son usage représente ?
Aujourd’hui, à chaque minute qui passe, nous envoyons 190 millions de mails. Or, pour un courriel lesté d’une pièce jointe lourde, ce sont 20 grammes de Co2 qui sont émis, soit autant que pour 150 mètres parcourus en voiture. Très concrètement, les 10 milliards de messages électroniques que nous envoyons chaque heure à travers le monde requièrent la mobilisation de 50 gigawatts, soit la production électrique horaire de 15 centrales nucléaires. Et la cadence n’est pas près de se réduire. En 2010, le volume total de données produites dans le monde était de 2 milliards de zettaoctets. En 2020, il était de 47 milliards. Et l’on prévoit qu’il sera de 175 milliards en 2025 et de 2 142 milliards en 2035. Si un octet équivalait à une goutte d’eau, en 2035 le volume des données nécessiterait plus de 200 millions de kilomètres cubes d’eau, soit l’équivalent des deux tiers de l’océan Indien.
Chiffres astronomiques que le télétravail devrait encore accroître, non ?
De toute évidence. Car, si le travail à distance réduit le coût écologique des déplacements, il accroît celui de la fabrication des équipements, qu’il s’agisse des ordinateurs, des imprimantes ou des infrastructures permettant la connexion. Il surenchérit la consommation induite en électricité ou en chauffage. Quel en est le solde ? Une chose est sûre : à l’arrivée, il n’est certainement pas aussi favorable qu’on peut le laisser entendre.
Mais le numérique pollue-t-il vraiment plus que les autres technologies ? Par rapport au transport aérien, par exemple, souvent désigné comme l’un des postes les plus onéreux pour la planète, que représente son coût écologique ?
À ce jour, le coût du numérique est 50 % plus élevé que celui du transport aérien. L’écosystème numérique mondial est à l’origine de 4 % des émissions de gaz à effet de serre et, d’ici à 2025, ce volume pourrait avoir doublé. Les milliards de clics réalisés quotidiennement absorbent 10 % de la dépense totale mondiale en électricité.
Comment expliquez-vous que nul ne s’en inquiète ? Dans votre livre, vous faites référence à une sorte d’« esthétique de la dématérialité ». Qu’entendez-vous par là ?
Notre seul rapport avec le numérique est sensoriel. Un smartphone, c’est beau, c’est pur. Qui, en le tenant dans ses mains, imagine les centaines de milliers de kilomètres de fibre indispensables aux câbles, qui, pour nous permettre d’accéder à nos données, longent les côtes arctiques ou vont de Marseille à Gwadar, au Pakistan, après avoir fait escale à Djibouti ? La pollution numérique n’est pas celle d’un pot d’échappement. Elle ne se sent pas. Elle ne se voit pas. Elle n’est pas palpable. Les mines d’erbium, d’europium, de terbium ou de gallium et ceux qui y travaillent, tous ces métaux indispensables au développement du numérique sont loin, très loin de chez nous. Et ce que je vous dis là est tout aussi vrai pour la voiture électrique. Ce mode de consommation est vert là où il est utilisé. Il ne l’est pas là où sont extraites les matières premières qui le rendent possible.
Les entreprises se gardent bien de soulever le sujet. Peut-être cela explique-t-il aussi les raisons pour lesquelles la pollution numérique est si peu abordée ?
Plus que toutes les autres, les entreprises du numérique entretiennent le secret autour de leurs activités. Que le bon fonctionnement de leurs infrastructures soit une condition sine qua non de leur crédibilité est un fait. De même que l’on peut admettre que la protection des câbles sous-marins ait un caractère stratégique en temps de guerre. Mais cela ne peut suffire à comprendre l’invisibilité qu’entretiennent les Gafam autour de leurs activités. Asta Vonderau, une chercheuse suédoise, défend l’idée que ce secret ressemble fort à la manière de faire des plateformes pétrolières offshore. Loin des yeux, loin de toute contestation… Facebook, omniprésent sur la Toile, ne se vante pas de ses centres. Dans le nord de la Suède, où la multinationale a installé son centre de stockage des données de ses clients européens, rien n’indique vraiment l’importance de ses installations. Et Apple et Amazon fonctionnent de même. Apple a tout fait pour retarder l’apparition de l’un de ses data centers sur Google Maps. N’être ni vu ni nommé : cette manière de faire vous rend intouchable. Au moins, au sens propre.
Que manque-t-il à la critique que vous faites du numérique pour se faire entendre ?
Que l’on soit le plus nombreux possible à la porter, à souligner l’illusion qui entoure le numérique. Il faut que soit dévoilé le mirage que représente cette technologie lorsqu’elle fait croire qu’elle évolue dans un monde idéal, dématérialisé, exempt de tout enjeu écologique, géopolitique et environnemental. Cette question est essentielle. Pour la première fois dans l’histoire, une génération entière se lève pour « sauver » la planète, traîner des États en justice pour leur inaction climatique. Mais cette génération est aussi celle qui raffole du e-commerce, de la réalité virtuelle et du gaming. Celle qui pourrait être l’un des acteurs principaux du doublement annoncé à l’horizon 2025 de la consommation énergétique du secteur numérique.
Concrètement, comment avancer ?
Aussi importantes soient les mesures que chacun peut prendre dans son coin pour limiter ses équipements et les garder le plus longtemps possible, des mesures collectives sont indispensables. En promulguant en novembre dernier la loi Reen – Reen comme « réduction de l’empreinte environnementale du numérique » –, la France est un des tout premiers pays à se doter d’un texte entièrement consacré à ce sujet. C’est une bonne chose. Mais ça ne peut suffire, comme on ne peut se contenter d’une campagne comme celle de Greenpeace autour du « clicking clean » (« cliquer vert ») visant à pousser les géants du Net à alimenter leurs centres de données avec des énergies renouvelables. Aussi importante soit-elle, la réponse au défi lancé par le monde numérique ne peut pas être que technologique.
De quelle nature doit-elle être, selon vous ?
Elle doit être multiple. Elle doit s’atteler aux effets du numérique sur la santé mentale de nos enfants. Elle doit envisager ses conséquences sur le fonctionnement de la démocratie, sur les pratiques d’engagement et le règne de l’instant qu’il encourage. Elle doit répondre à une question toute simple : notre projet pour l’avenir est-il celui de l’explosion des objets connectés, de la surveillance généralisée et du triomphe des cryptomonnaies ? Espérons-nous l’avènement de la 15G ou aspirons-nous à un monde respirable, respectable et désirable ?
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