Dans la foulée des échanges menés sur le rapport Villani et ses conclusions, les échanges prennent la forme de quatre témoignages sur quelques-uns des enjeux de la recherche, du développement industriel et de leur dimension démocratique.
Développer l’investissement public, pour un contrôle démocratique
Sylviane Lejeune, coanimatrice du collectif confédéral Recherche, membre du Conseil économique, social et environnemental (Cese), développe son propos à partir d’un hiatus significatif. Au lendemain de la publication du rapport Villani, qui souligne qu’il y a urgence à remédier à la précarité des chercheurs et à construire une juste reconnaissance sociale, notamment par le biais de rémunérations en adéquation avec les qualifications, l’Élysée s’empresse de faire savoir qu’il n’y aura pas de « grand soir » de la recherche.
De fait, les orientations gouvernementales s’inscrivent dans la continuité d’une déstructuration de tout ce qui a permis que la France devienne et soit aujourd’hui une grande nation scientifique. Nous constatons, de fait, l’absence aussi bien d’une stratégie industrielle que d’une stratégie de recherche digne de ce nom. Cette absence se donne à lire, de façon flagrante, dans le budget qui lui est consacré. Alors qu’on a besoin de davantage de chercheurs, de laboratoires mieux équipés en moyens de tous ordres, d’un effort continu en formation, les financements publics ne suivent pas, pas plus que ceux du privé. Tout au contraire, les grandes entreprises diminuent leurs investissements sur fonds propres dans la recherche et développement, voire sacrifient leur recherche interne en fermant des laboratoires.
On ne dénoncera d’ailleurs jamais assez le fait que l’argent du crédit impôt recherche [Cir], qui était théoriquement destiné à encourager ce secteur, est loin d’avoir contribué à l’objectif affiché. Où a-t-il été ? L’absence de contrôle, qui rend impossible de répondre précisément à cette question, aura permis aux grands groupes de faire ce qu’ils en voulaient et comme ils le voulaient. L’emploi scientifique est donc en recul, les carrières sont de moins en moins attractives, notamment parce qu’elles sont morcelées par la systématisation des contrats à durée déterminée, contraires à la stabilité que requiert le long terme de la recherche. Ces différents éléments participent d’une logique qui est celle d’un démantèlement planifié, systématisé. Face aux urgences que cela soulève, la Cgt doit se fixer des priorités de travail pour aider à l’émergence d’une recherche consolidée et renforcée. Cela passe par une réelle coopération entre les secteurs public et privé, avec les investissements nécessaires à la clé. Si ces investissements ne sont pas faits, la recherche se retrouvera, de fait, dans les mains d’un marché structuré par la profitabilité de court terme. La proposition avancée par le gouvernement relève d’une mise des chercheurs à la disposition des entreprises privées, et non d’une coopération. Alors que nous avons besoin de renforcer les coopérations, cette proposition s’apparente à un simple louage de main-d’œuvre.
Dans la recherche comme dans les autres secteurs, il est urgent de mettre en avant le besoin de démocratie. Au moment où tout est fait pour démanteler les instances représentatives, il est évidemment important que les salariés y soient présents et y jouent leur rôle. Mais, au-delà, nous avons besoin que les salariés interviennent dans des processus démocratiques de décision, en amont des décisions, avec une stratégie et des objectifs mis en débat, avec une transparence des affectations de fonds et un suivi des processus qui en découlent. On en est loin. On voit donc que l’Ia est un défi multiple : pour l’industrie, pour les services publics, pour la redéfinition du rapport entre travail et vie sociale. Cela appelle à s’interroger sur notre « faire Cgt » dans les professions et les territoires.
Dépasser une culture de l’acceptation acritique
Christine Eisenbeis, chercheuse en informatique à l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) et membre du chantier Travail de l’Institut de recherches de la Fsu, construit son intervention autour de plusieurs interrogations. Et pour commencer : pourquoi parle-t-on si peu de ces enjeux au sein du mouvement syndical, alors que ces outils modifient d’ores et déjà le travail syndical ?
Les discussions se font par courrier électronique, parfois sous l’œil attentif des directions. Cela pose au moins deux problèmes : le premier, c’est qu’il arrive que ces directions interviennent pour rappeler à l’ordre, dire de quoi l’on peut ou non parler ; le second, c’est que nous n’y réfléchissons pas en amont. La norme de la transparence, avec la captation automatique, s’est imposée sans qu’on y réfléchisse et nous a fait abandonner, de fait, le droit d’avoir des lieux propres, où nous puissions dire ce que nous voulons, sans contrôle ni censure. Qu’est-ce qui nous y oblige ? Qu’est-ce qui nous amène à utiliser avec joie des outils qui dilatent notre temps de travail, à accepter les fausses évidences péremptoires du genre : « Le monde est devenu numérique » ? Nous devrions au contraire discuter ces évidences et les outils qui vont avec, avant d’essayer de nous en accommoder, au prix parfois de bricolages solitaires, parfois douloureux ou castrateurs dans notre travail, nos vies. Comment dépasser cette culture de l’acceptation acritique ? S’il faut être informaticien pour oser critiquer ces outils, alors il est urgent de mettre en place un enseignement de l’informatique à l’école, en termes de bases, de b.a.-ba de la pensée scientifique – et non pas de mode d’emploi des outils – et ce, tout au long de la scolarité.
Enfin, nous en avons l’expérience, la dématérialisation des tâches ne supprime pas en tant que telle des emplois. En revanche, elle déplace l’activité et peut servir d’alibi à des restructurations. Christine Eisenbeis cite un exemple de « mutualisation » au moyen de nouveaux logiciels, à l’Inria, qui a conduit à la suppression de postes de titulaires remplacés en nombre quasiment équivalent par des contractuels. « Mais là, indique-t-elle, on est dans le domaine de la décision gestionnaire et politique, pas dans celui de l’intelligence, fût-elle artificielle. »
Produire nos propres composants
Guy Moulas, expert à la Secafi en filière microélectronique, apporte au débat une dimension géostratégique en soulevant la question des dépendances industrielles et des rapports de force qui en découlent. Il focalise son intervention sur l’enjeu des processeurs utilisés pour l’Ia et qui, à l’heure actuelle, sont fabriqués par les États-Unis et par la Chine. Les grands acteurs de l’Ia, notamment identifiés à travers l’acronyme Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ont tous développé leurs propres processeurs. Ils auraient pu passer par des spécialistes comme, par exemple, Intel, mais ils ont fait un autre choix stratégique. Cela s’explique par le fait que le processeur est un pilier industriel et un enjeu majeur.
La dispute commerciale américano-chinoise qui secoue le monde se joue largement autour des composants électroniques. Donald Trump s’agace de l’ambition affichée par la Chine de développer l’Ia avec son plan Chine 2025, qui s’accompagne notamment de l’objectif de développer la production des semi-conducteurs. La Chine prévoit d’investir, dans les cinq ans qui viennent, 100 milliards de dollars pour de nouvelles usines de semi-conducteurs, avant d’attaquer la production des processeurs. Soit davantage d’argent sur ce dernier point que sur l’Ia proprement dite. Dans cette guerre économique, les États-Unis ont aujourd’hui la main sur les composants et n’hésitent pas, le cas échéant, à couper le robinet pour mettre des concurrents en faillite. Sur cet enjeu, la France n’a pas de plan. Nous sommes dépendants d’Intel, d’Apple, de la fabrication coréenne ou taïwanaise. Faut-il assumer cette dépendance ou l’interroger au moment où l’Ia devient un enjeu majeur ? Dans cette confrontation, l’Europe offre des atouts : 20 % de la recherche mondiale sur les composants électroniques se fait en Europe, dont une bonne partie en France. Les équipements sont également fabriqués en Europe, aux États-Unis et au Japon et constituent une masse financière et capitalistique colossale. Dans ce contexte, la France est en situation de sous-investissement. Le gouvernement dit qu’on va se contenter de faire les processeurs qui sont dans les objets connectés, comme par exemple les équipements de la voiture autonome. Mais nous sommes, pour l’heure, loin d’être au niveau de la concurrence mondiale. Revenir dans la bataille des puces électroniques, ce qui correspond à des préoccupations multiples, y compris de défense nationale, suppose des investissements à hauteur de 10 à 20 milliards d’euros, et des investissements dans la recherche, des capacités de développement de filières dans ces domaines.
Sécuriser les données personnelles et industrielles
Sylvain Delaitre, de la Ftm-Cgt et ingénieur chez Thales, revient sur les constats catastrophiques du rapport Villani en soulignant qu’il les partage, qu’il s’agisse de l’état actuel de l’industrie et de la recherche ou du rappel des nombreuses batailles perdues sur les systèmes d’exploitation indépendants, les data centers souverains, le cloud (comme le démontrent les difficultés de Galileo depuis quinze ans, le secteur privé échoue à tenir ses objectifs sur les grands programmes)… Il estime qu’on est en train de perdre la bataille des outils de l’Ia avec, entre autres, l’enjeu de la protection des données personnelles. La question est donc de savoir quelle doit être la longueur de la cuillère avec laquelle on soupe avec le diable, le diable étant la Nsa.
Tous les pourvoyeurs d’outils et de données du big data sont branchés directement ou indirectement sur la Nsa. Cela vaut pour les données personnelles et industrielles. On a besoin d’une approche globale sur cette question, qui englobe software et hardware. À défaut, les forteresses que l’on construit sont bâties sur du sable ou, pire encore, avec des matériaux de base qui ne sont pas fiables et sont susceptibles de présenter des failles de sécurité. La longueur de la cuillère, donc, se calcule à partir de la capacité que l’on aura à préserver et à développer les entreprises françaises et européennes qui sont sur ces créneaux, par des investissements conséquents, et à repenser globalement une politique de sécurité.
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