Pour financer son plan de relance, le président Biden prend le contre-pied de la doctrine libérale et décide d’augmenter les impôts, y compris sur les sociétés. Entretien avec Laurent Périn, inspecteur des finances publiques et membre de la Cgt-Finances, qui a été conseiller en matière fiscale de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren, tous deux candidats à la primaire démocrate.
–Options : Le président des États-Unis a fait plusieurs annonces en matière de fiscalité. Pouvez-vous nous les expliquer ?
– Laurent Périn : La première annonce porte sur la fiscalité des entreprises, avec la volonté d’élever le taux d’imposition sur les bénéfices de l’ensemble des entreprises américaines, y compris celles qui ont des activités à l’étranger. Il propose d’ailleurs à la communauté internationale de créer une taxe mondiale sur les bénéfices des multinationales. Dans un second temps, il a annoncé une évolution de l’imposition des particuliers, dans l’objectif de taxer plus fortement les 1 % des foyers les plus riches.
– Concernant les particuliers, l’administration Biden prévoit de porter le taux maximal d’imposition individuel de 37 % à 39,5 %, taux en vigueur sous Obama. Mais elle renonce à l’idée d’un impôt sur la fortune et d’une taxe sur les plus-values latentes. En quoi cette politique fiscale représente-t-elle un réel changement ?
– Il y a deux philosophies de l’impôt : aider au financement des services publics ; favoriser une meilleure redistribution des richesses. Les annonces de Biden visent à réinjecter de l’argent dans les services publics et les infrastructures en activant le levier de l’impôt. Mais il ne va pas au bout de la logique, qui aurait consisté à rééquilibrer la répartition des richesses. Certains économistes proches de Bernie Sanders, au cours de la campagne présidentielle, avaient milité en ce sens. Gabriel Zucman (1), notamment, avait produit un ouvrage spécifiquement consacré à l’évolution des inégalités de patrimoine en prônant la mise en place d’un impôt sur le patrimoine. Donc, de ce point de vue, en effet, Biden ne pousse pas la logique redistributrice jusqu’au bout.
Pour autant, certaines décisions ou réflexions en cours sont à signaler. Par exemple, Biden a indiqué qu’il entendait taxer les revenus du capital au même niveau que les revenus du travail. C’est une décision importante. De la même manière, son administration semble réfléchir à la question des niches et exonérations fiscales. On n’en connaît pas les détails, pour l’heure. Mais c’est un bon signe.
– En quoi ces réflexions et décisions sont des signaux importants, vues de la France ?
– Elles vont à contresens des lois de finance votées depuis l’élection de Macron, et même avant. On a évidemment beaucoup entendu parler de la suppression de l’impôt sur la fortune. Mais on a moins entendu parler du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital. Aujourd’hui, en France, les dividendes sont taxés à un taux fixe de 30 %, ce qui est très inférieur au taux moyen auquel devraient être imposés les contribuables concernés s’il leur était appliqué un taux d’imposition progressif. Rien que ce dispositif représente plusieurs milliards d’euros de manque à gagner pour les caisses de l’État. Biden, au contraire, affirme qu’il est juste de taxer de la même manière les revenus du travail et ceux du capital, avec un système progressif.
De la même manière, le gouvernement ne s’est pas vraiment attaqué aux niches et exonérations fiscales. Du point de vue de la Cgt-Finances, il ne s’agit pas tant de supprimer les aides par la fiscalité que de les conditionner à des objectifs et d’en contrôler les effets. Lorsqu’on parle du crédit d’impôt à la rénovation des bâtiments, l’objectif est clair, et son impact est mesurable en matière d’économies d’énergie. Mais c’est loin d’être le cas de nombreux autres crédits d’impôt. Dans ce domaine, il y a beaucoup de progrès à faire, mais il y a aussi beaucoup d’intérêts particuliers et parfois puissants pour s’y opposer…
– Ce décalage est-il aussi important en matière de fiscalité des entreprises ?
– Biden entend augmenter l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 %, bien que probablement un compromis politique puisse être trouvé à un taux d’imposition de 25 %. En parallèle, il devrait doubler le prélèvement sur les bénéfices réalisés par les entreprises américaines à l’étranger. Il passerait de 10,5 % à 21 %. C’est une position totalement nouvelle qui va à l’encontre de la pensée unique du « moins d’impôt, moins d’État » en vigueur depuis trente ou quarante ans aux États-Unis et en Europe. Et dans laquelle nage encore la France.
Depuis le début du quinquennat de Macron, le taux maximal d’imposition sur les sociétés est passé de 33 % à 25 %. Spontanément, on se dit que cela reste un taux élevé. Mais soyons clairs : il ne tient pas compte des dispositifs particuliers réduisant le taux réel d’imposition, et cet impôt s’applique au seul bénéfice. On parle donc d’entreprises qui se portent bien et qui, en outre, peuvent intégrer le montant de cet impôt dans les charges déductibles de leur résultat comptable…
– Peut-on imaginer que la position de l’exécutif américain ait une influence de notre côté de l’Atlantique ?
– On l’espère. En tout état de cause, cela permettra de relever le niveau du débat en France. Bruno Le Maire martèle depuis un an qu’il n’y aura pas d’augmentation des impôts, tous publics confondus. En mettant tout le monde dans le même panier, il satisfait, certes, les classes moyennes et modestes, sur lesquelles des hausses d’impôt, dans cette période difficile, auraient un impact douloureux. Mais cela permet aussi de ne pas aborder le sort de ceux qui, dans cette même période, continuent de s’enrichir. En contrepartie, le gouvernement ferme la porte à toute possibilité d’investir dans les services publics et dans de nouveaux moyens pour gérer la crise… Au contraire, il réduit les budgets.
De ce point de vue, la solution choisie par Biden est tout autre. Il avance un vrai plan de relance en affirmant que chacun prendra part à son financement. J’ajoute que, pour mener à bien sa réforme fiscale, il a annoncé un plan d’investissement de 80 milliards de dollars en faveur de l’administration fiscale. Là encore, si on fait le parallèle avec la France, c’est édifiant. Depuis 2003, notre ministère, et plus particulièrement la Direction générale des finances publiques, subit tous les ans des suppressions d’emplois sous prétexte de numérisation des activités.
– Le 5 avril, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a lancé l’idée d’un impôt minimum mondial sur les multinationales. Est-ce une bonne idée ?
– Ce dispositif fiscal a été instauré par Trump. Il porte sur les bénéfices réalisés par les entreprises américaines à l’étranger. C’est l’impôt dont Biden a décidé le doublement du taux pour le porter à 21 %. En réalité, les États-Unis ne ponctionneraient pas 21 %, mais la différence entre ces 21 % et le taux d’imposition en vigueur dans le pays étranger où est implantée la filiale américaine. La proposition d’un taux minimal mondial s’inspire complètement de ce système.
Le principe d’une taxe mondiale sur les bénéfices des multinationales est évidemment une excellence idée. En affirmant que l’ensemble des multinationales doivent elles aussi payer leur juste part d’impôt (et pas seulement celles du numérique), ce à quoi elles échappent depuis des années, Biden vient rebattre les cartes. Cela vient encourager notamment la démarche initiée au sein de l’Ocde en ce sens mais qui peinait à avancer, car les résistances sont fortes. Trump lui-même y était opposé. Cela étant dit, le mode de taxation mondiale avancé par Biden, même si c’est un début, ne permettrait pas une vraie redistribution mondiale des bénéfices.
– Que lui reprochez-vous ?
– C’est une affaire de mode de calcul du bénéfice, c’est-à-dire de l’assiette de taxation. Le dispositif appliqué déjà aux États-Unis et que son administration propose de généraliser consiste à déterminer le bénéfice imposable sur la base des bénéfices déclarés par les sièges et établissements dits stables. Or, si l’on prend une multinationale comme McDonald’s, on trouve des sièges et établissements stables dans quelques pays alors qu’à travers ses restaurants elle a une activité lucrative sur toute la planète. Par ailleurs, le fruit de cette taxe mondiale irait au pays d’origine des multinationales. Les États-Unis, suivis de la Chine et du Japon, en seraient les premiers bénéficiaires.
Enfin, on sait très bien que les multinationales disposent de tout un arsenal d’outils pour s’extraire de l’impôt. Elles sont expertes pour transférer les bénéfices de leurs filiales d’un pays à l’autre en fonction du niveau d’imposition. Pour éviter ces biais et aboutir à une taxe juste et réellement redistributive, il faudrait qu’elle soit calculée sur le bénéfice mondial de chaque multinationale, puis redistribuée aux pays en fonction de l’activité réelle qu’elles y mènent.
Propos recueillis par Marion Esquerré
Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, Le Triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Seuil, 2020.
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