L’incendie de l’usine Lubrizol était-il évitable ? La prévention des risques puis la gestion de l’accident, tant par l’entreprise que par les pouvoirs publics, ont en tout cas de quoi inquiéter. À Rouen comme ailleurs.
Tout va très bien, madame la marquise ! Dans la nuit du 26 septembre, l’agglomération rouennaise est frappée par un immense incendie qui engendre, sur des dizaines de kilomètres, un panache noir gorgé de cendres et de matières chimiques irritantes. Le sinistre s’est déclenché sur le site de l’usine Lubrizol, classée Seveso « seuil haut », où sont fabriqués et stockés des lubrifiants pour l’automobile. Le préfet n’estime pas nécessaire d’activer les sirènes d’alerte, et les Rouennais se réveillent en ignorant le niveau de gravité de l’accident. Aucune consigne de protection n’est diffusée, que ce soit en direction des riverains, des écoliers, des agriculteurs ou des salariés qui partent au travail.
La préfecture et l’ensemble des porteurs de la parole publique – y compris le Premier ministre – vont se relayer pendant plusieurs jours pour affirmer que l’odeur est incommodante, que le principe de précaution invite à ne pas consommer le lait ou les produits agricoles couverts d’une épaisse couche de suie grasse, mais qu’il n’y a aucun danger réel pour la santé ou l’environnement…
Des représentants de l’État inaudibles voire anxiogènes
Les inquiétudes des Rouennais, et leur défiance à l’égard des autorités ne font que s’intensifier quand, à force de pression sur les responsables de la santé publique, et sur l’industriel, ils apprennent que les quantités de produits partis en fumée sont deux fois plus importantes qu’initialement annoncées (9 000 tonnes tout de même) et étaient pour moitié stockées sur un site voisin, celui de l’entreprise Normandie logistique, non classé Seveso et ne faisant donc pas l’objet d’une enquête préalable avant autorisation pour entreposer ces fûts d’hydrocarbures. Les pouvoirs publics peinent également à faire toute la transparence sur la nature exacte des produits disséminés dans les airs et les sols – parmi lesquels des dioxines, comme à Seveso, en 1976. Et la population apprend que les milliers de mètres carrés de toiture des entrepôts partis en fumée contenaient de grandes quantités d’amiante.
Plusieurs enquêtes sont en cours, pour déterminer les causes de l’accident mais aussi les manquements dans la prévention, dans la lutte contre l’incendie et dans les secours. Les pouvoirs publics sont également sommés de revoir l’ensemble de leur système de prévention des risques et de gestion des accidents industriels. « Cet accident illustre indéniablement que le seuil de tolérance de la population à l’égard des industries à hauts risques n’est plus le même », souligne Dominique Rumeau, inspecteur des installations classées à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) d’Occitanie et responsable de l’Ugict Finances-Industrie.
Il a adressé à son autorité de tutelle, ainsi qu’au ministère de la Transition écologique et à la Direction générale de la prévention des risques, un courrier dans lequel il exprime le ressenti de ses collègues dans toute la France, et en Normandie en particulier, où une cellule psychologique a été ouverte. Il y souligne « leur amertume, alors qu’ils estiment faire de leur mieux malgré les “chocs de simplification” dans les réglementations, les regroupements et les rétrécissements de moyens ». Les inspecteurs des installations classées ont effectué environ 18 000 contrôles en 2018 alors qu’ils en faisaient 30 000 en 2006, des chiffres qui illustrent aussi la baisse du nombre des installations soumises à autorisation.
L’inspecteur raconte que ces dernières années, et encore récemment avec l’éloignement d’une cuve de Gpl, des mesures concrètes ont été imposées à Lubrizol, sans lesquelles l’incendie aurait été encore plus dramatique : « Tous les jours, nous rendons des avis et lançons des injonctions à améliorer la sécurité des sites, et de nombreux accidents sont évités sur les sites Seveso français. » Il déplore cependant que l’arsenal de sanctions ne soit pas plus dissuasif. En 2013, pour une fuite importante de Mercaptan – qui donne son odeur au gaz de ville –, Lubrizol n’a écopé que d’un simple renvoi devant le tribunal de police et de 4 000 euros d’amende.
Alors qu’elles avaient été remises à plat après l’accident d’Azf en 2001, les contraintes réglementaires ne cessent d’être allégées depuis dix ans, au nom du sacro-saint principe de compétitivité. À l’été 2018, la loi Essoc (pour un « État au service d’une société de confiance », sic) confie ainsi au seul préfet la responsabilité de traiter de ces questions avec les entreprises. Et ces dernières ont toute liberté pour exposer la réalité des risques encourus par leur activité dans leurs plans de prévention des risques technologiques (Pprt).
La législation doit être contraignante et appliquée…
Les entreprises continuent, pour la plupart, de considérer la sécurité, la protection de la santé et de l’environnement comme des coûts et non des priorités. Mais plus de trente ans après Tchernobyl, l’opacité et les approximations des responsables politiques ne sont pas plus tolérables. L’État ne peut plus sacrifier la santé publique et l’environnement à l’emploi et à la croissance économique. L’amiante, les pesticides, la pollution industrielle négligée et restée impunie pendant des décennies, même les salariés – qui sont les premiers exposés et les premières victimes – n’en veulent plus. À Rouen, plusieurs collectifs se sont agrégés, regroupant syndicats – parmi lesquels l’Ud Cgt –, partis politiques, agriculteurs, gilets jaunes, associations environnementales, riverains et parents d’élèves, et font pression pour que les citoyens soient considérés comme des adultes et non comme des ignorants guidés par leurs émotions.
Des enquêtes récentes montrent par exemple que, faute d’information, les populations vivant près des centrales nucléaires sont soit résignées soit paniquées quand on leur demande de se procurer des pastilles d’iode « en cas d’accident ». Or la quasi-totalité de la population française vit à moins de 100 kilomètres d’une centrale nucléaire… Ils sont aussi 2,5 millions à vivre à moins d’un kilomètre d’un des 1 312 sites classés Seveso, et la plupart d’entre eux affirment ne pas connaître ce qui s’y produit, ni les procédures d’urgence en cas d’accident.
Restaurer la confiance, cela consisterait déjà à considérer comme légitimes les besoins d’information et d’expression des riverains, d’ailleurs reconnus par la directive européenne Seveso de 2015, qui donne davantage de pouvoirs d’intervention aux associations citoyennes au sein des entreprises concernées, sans que ce pouvoir soit toujours appliqué. Il conviendrait aussi que des institutions publiques comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui a fini par accepter de lancer une enquête de santé sur les 215 communes touchées par l’incendie de Lubrizol, ne posent pas comme préalable que rien de grave ne s’est produit…
Les salariés et les syndicats, sentinelles du risque industriel
Les citoyens s’organisent donc en contre-pouvoirs. Le collectif rouennais estime par exemple urgent que des diagnostics réalisés par des experts et scientifiques indépendants des entreprises puissent améliorer les Pprt. Il insiste aussi sur le rôle des corps intermédiaires – syndicats et représentants des salariés. La Cgt rappelle qu’elle a parfois alerté les pouvoirs publics sur des risques d’accident – à la raffinerie Total de la Mède, en 1992, par exemple –, que l’État ne peut plus « délivrer de véritables permis de tuer ou de polluer » : défendre une telle politique industrielle reviendrait à condamner l’industrie française. Elle défend le projet de produire plus propre et avec plus de sécurité, en renforçant la réglementation, les sanctions et les droits des salariés.
Elle exige notamment que les salariés des sites Seveso ne soient pas en majorité des sous-traitants, intérimaires ou précaires – comme à Lubrizol – mal formés et mal informés des procédures de sécurité, en plus de ne pas être protégés s’ils exercent leur droit d’expression, leur droit de refus ou même leur droit d’alerte. Elle demande que les Chsct ne soient pas supprimés mais, au contraire, renforcés sur ces sites. Pour rappel, les premières victimes de la négligence des industries dangereuses, ce sont eux : sur l’étang de Berre, le résultat de cinquante ans d’omerta au nom de l’emploi, c’est un environnement détruit et des taux de cancer et de maladies respiratoires trois fois supérieurs à la moyenne nationale. La Cgt rappelle aussi que toutes les installations classées Seveso devraient disposer d’équipes de pompiers sur site.
L’État doit se donner les moyens d’une transition économique respectueuse de la santé des travailleurs, des populations et de l’environnement. Cette révolution idéologique fait son chemin dans la population, à défaut de s’imposer comme une évidence aux yeux de certains décideurs économiques et politiques. Avec un tel état d’esprit, il n’y aurait plus d’urgence à supprimer les règlements contraignants et les services de contrôle de l’État, ni à affaiblir les droits syndicaux, sociaux et d’expression démocratique.
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