Reportage -  Grève dans les entreprises du jeu vidéo français : enseignements d’une journée historique

Le 13 février dernier, des centaines de salariés d’entreprises du jeu vidéo se sont mobilisés à travers toute la France, notamment par la grève. Dans un secteur encore jeune, cette mobilisation, à l’appel de l’intersyndicale STJV, CGT et Solidaires, ouvre une nouvelle perspective de syndicalisation.

Édition 066 de fin février 2025 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Sous le vernis des succès commerciaux, horaires excessifs et manque de reconnaissance mettent à mal la santé des travailleurs de tous les studios. DR

L’événement est sans précédent. Alors que le secteur est réputé pour son faible taux de syndicalisation, la grève intersyndicale organisée par le Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), la CGT et Solidaires a mis en lumière les profondes tensions qui couvent sous la surface parfois scintillante des succès commerciaux. L’appel à la grève a résonné auprès des salariés du jeu vidéo, les incitant à se rassembler et à exprimer leurs revendications place de la Bastille, à Paris, et devant des studios de jeu vidéo en France et leurs antennes à Milan et Barcelone.

Bastille, épicentre d’une colère collective

Cette mobilisation marque un tournant pour les organisations syndicales. Elle signe une prise de conscience collective et une détermination croissante des salariés à défendre leurs droits et à remettre en question à la fois la financiarisation galopante de l’industrie comme la gestion des entreprises du secteur.

L’appel au rassemblement place de la Bastille a mobilisé des centaines de salariés du jeu vidéo. Dans un secteur où l’action collective est loin d’être la norme, cette action est un motif d’espoir pour les responsables syndicaux. Pour Julien* militant CGT depuis moins d’un an et statisticien à Ubisoft, elle est ainsi la preuve qu’un « rapport de force a été créé. Et que ce qu’on demande à la direction n’est pas complètement déconnecté, les salariés y adhèrent. » La formalisation d’une journée commune d’action à différentes entreprises du secteur est une première, qu’il salue  : « Il ne s’agit pas d’une boîte qui, dans son coin, décide de faire grève. C’est tout un secteur qui est concerné ».

Santé, dignité et transparence dans l’information structurent les revendications

Les revendications portées par les grévistes et manifestants ne sont pas exclusives au jeu vidéo et se confondent largement avec celles que les cadres, ingénieurs ou techniciens portent dans d’autres secteurs. « Dénoncer le refus du dialogue social par les directions et réclamer plus de transparence sur la gestion de l’entreprise se fait aussi par cette mobilisation », explique Arnaud Rizo, délégué syndical CGT au siège d’Ubisoft International. Les demandes de documents stratégiques de la part des représentants du personnel, notamment au titre de la base de données économiques et sociales, restent lettre morte. Julien* d’Ubisoft ne sait ni combien le mobile rapporte à l’entreprise ni les investissements qu’elle lui consacre, « on nous garde volontairement dans le flou ». « L’accès aux données est plus qu’aléatoire, et lorsqu’on y a accès, les informations ne sont pas de bonne qualité, ce sont trois feuilles faméliques. Il faut qu’on demande le déclenchement d’une expertise et attendre son retour pour enfin disposer de documents », confirme Thomas Rodriguez, adhérent au STJV et élu au CSE de Quantic Dreams. Cette démarche est pourtant nécessaire pour que les élus du personnel puissent comprendre où va l’argent dans l’entreprise, celui des crédits d’impôts, ou de programmes de financements publics…

Parmi les motifs de la mobilisation figure également la lutte contre les heures supplémentaires non déclarées et même non reconnues par les directions  : au prétexte d’un métier-passion qui doit pousser à faire encore plus pour un produit dont on peut être fier, des salariés sont poussés à bout. Horaires excessifs et manque de reconnaissance mettent à mal la santé des travailleurs de tous les studios, développe Thomas Rodriguez. « On a énormément de gens, avec ou sans arrêt de travail, qui ont des symptômes de burn-out ou de pré-burnout. »

La gestion du personnel est marquée par l’absence d’écoute et de réponses aux propositions et aux alertes formulées sur les processus de création  : « On a des outils de planification et de suivi du travail performants, parce que numériques, modernes, etc., afin d’organiser efficacement le travail. Mais ces outils ne sont pas utilisés », déplore-t-il, en listant des pratiques managériales abusives poussant les salariés à la démission dans une logique de préservation des marges financières.

L’éclosion d’un syndicalisme au sein d’un secteur longtemps discret

Après le refus de retourner au bureau exprimé par l’intersyndicale d’Ubisoft en octobre dernier, Arthur*, salarié du studio et adhérent depuis près de 15 ans à la CGT, loue d’abord la capacité des salariés à se mobiliser : « Faire la grève reste quand même assez onéreux. Privés d’augmentations de salaires à Ubisoft depuis des années, mécaniquement, ils ont perdu en pouvoir d’achat : alors, voir ceux et celles qui sacrifient une journée de travail donne d’autant plus de force à nos revendications. » Il insiste sur le fait que cette journée est en partie motivée par une forme de mépris de la part des directions des entreprises. Entre les studios, les similitudes entre sont fortes : « les décisions sont imposées sans réelle consultation ni prise en compte des préoccupations des salariés ».

Si la frustration et le mécontentement ont trouvé un débouché dans les propositions syndicales, la démarche relève d’une construction de longue haleine. « On revient de loin », affirme Arthur, qui a dû expliquer à des collègues ce qu’était un syndicat dans une de ses anciennes entreprises. « J’ai dû leur apprendre à quoi il servait et comment il fonctionnait. » Peu habitués à s’impliquer dans des luttes, leur manque de sensibilisation aux enjeux sociaux est en grande partie culturel, lié notamment à une formation initiale ou d’entreprise effectuée dans des lieux peu enclins à la contestation.

Thomas Rodriguez explique comment il a dû « casser », auprès de ses collègues, l’image négative du syndicalisme en France, avant de les mobiliser, voire d’en syndiquer certains. « Il a également fallu lutter contre l’argument du métier-passion et les menaces patronales selon lesquelles “si tu n’es pas content, tu peux partir, dix personnes attendent pour prendre ta place” ». L’interdiction d’utiliser la messagerie interne et les logiciels de discussion de l’entreprise, hormis pour la communication du CSE, restreint les usages comme la capacité des organisations syndicales à promouvoir leurs analyses et visibiliser leurs actions. La syndicalisation peut alors passer sous le radar. « À Quantic Dreams, c’est quasiment que de l’informel, précise Thomas. Même à la machine à café ou durant les pauses, les discussions sont souvent bridées ». Les soirées dans un bar, devenues le rituel pour tout ou partie des équipes, deviennent alors le lieu où l’abcès peut être crevé. « Les discussions sur tout et sur rien portent sur le travail, l’organisation du travail ou les salaires, les critiques fusent et les collègues évoquent leurs peurs et leurs craintes pour tel ou tel projet, pour eux-mêmes aussi, explique Thomas. Mais, rapidement, on nous avertit qu’il n’est “pas question d’en reparler le lendemain sur le lieu de travail” ».

L’action collective  : clé pour un changement durable

 Arnaud Rizo, pour qui cette journée est un succès, reste pourtant confiant. Lorsqu’une mobilisation est organisée dans le secteur du jeu vidéo, notamment chez le fleuron français Ubisoft, « elle bénéficie d’une large couverture médiatique, ce qui nous aide à porter nos revendications et à visibiliser notre action  ». La « jeunesse » du secteur, si elle est en partie un obstacle à l’action, ne l’empêche pas lorsque l’urgence est là, comme l’illustre cet appel intersyndical.

Pierre-Étienne Marx y voit le signe de l’atteinte d’une « masse critique », la journée du 13 février ayant permis de créer un rapport de force significatif face aux directions. Les salariés mobilisés ont ainsi fait la démonstration de l’existence d’un problème systémique dans le secteur et affirmé leur volonté de le voir régler.

« Cette grève a permis de montrer qu’il est possible de mobiliser en dépassant le cadre de revendications locales, ou uniquement salariales, pour mettre en lumière des perspectives d’avenir. On veut être dans la construction », se réjouit Pierre-Étienne Marx, qui mise sur la prise de conscience collective, la volonté de s’organiser et de se battre pour ses droits. Facteur de pression supplémentaire sur les employeurs, cette journée est déjà envisagée comme une première étape, avec des actions collectives et coordonnées utilisées comme un nouvel outil visant à renforcer la syndicalisation et la conscientisation des salariés du secteur.

* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés