Avec Terminus Malaussène, Daniel Pennac clôt un cycle de romans ouvert il y a près de quarante ans. Une saga au centre de laquelle il avait placé un personnage au métier des plus inattendus : bouc émissaire professionnel.
Il y a le temps de l’enfance, où chaque histoire racontée dévoile le réel grâce à des bouquets d’imaginaire. Et l’on croit tous, plus ou moins, que cela cesse avec nos lectures adultes. Mais à la délectation que chacun peut éprouver en dévorant les ouvrages de Daniel Pennac, et plus particulièrement les neuf opus de la série Malaussène, nous pouvons mesurer à quel point ce besoin de fantaisies, d’allégories, de fabuleux, de romances taraude nos vies.
Daniel – lui, nous pouvons tous le tutoyer, ses bouquins sont ceux d’un frangin – a l’art de donner son lot d’utopies poétiques et rocambolesques à notre quotidien. En bon prestidigitateur et adepte du roman noir, il fixe le cadre.
« Sourires crispés, sueur luisante »
Cela a commencé un 24 décembre dans un grand magasin, à 16 h 15 : « Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux obstrue les allées. Un glacier qui s’écoule imperceptiblement, dans une sombre nervosité. Sourires crispés, sueur luisante, injures sourdes, regards haineux, hurlements terrifiés des enfants happés par des pères Noël hydrophiles (Au bonheur des ogres, tome 1 de la saga).
Cela s’est poursuivi un matin d’hiver à Belleville : « La plaque de verglas ressemblait à une carte d’Afrique et recouvrait toute la surface du carrefour que la vieille dame avait entrepris de traverser. […] Elle glissait une charentaise devant l’autre avec une millimétrique prudence. Elle portait un cabas d’où dépassait un poireau de récupération, un vieux châle sur ses épaules et un appareil acoustique dans la saignée de son oreille. À force de progression reptante, ses charentaises l’avaient menée, disons, jusqu’au milieu du Sahara, sur la plaque à forme d’Afrique. Il lui fallait encore se farcir tout le sud, les pays de l’apartheid et tout ça. À moins qu’elle ne coupât par l’Érythrée ou la Somalie, mais la mer Rouge était affreusement gelée dans le caniveau » (La Fée Carabine, tome 2).
« Gendelettres dès le premier éclair du premier flash »
Pennac nous a fait palper l’atmosphère des éditions du Talion, dont les couloirs « sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit – et qu’on se le dise » (La Petite Marchande de prose, tome 3).
De fait, Daniel retranscrit, à sa façon, le « il était une fois » des contes de notre enfance. Et s’il est une morale à la saga Malaussène, c’est peut-être dans les paroles de Benjamin : « Parce que le bonheur, le bonheur, il n’y a pas que le bonheur dans la vie, il y a la vie ! Naître, c’est à la portée de tout le monde ! Même moi, je suis né ! Mais il faut devenir, ensuite ! devenir ! grandir, croître, pousser, grossir (sans enfler), muer (sans muter), mûrir (sans blettir), évoluer (en évaluant), s’abonnir (sans s’abêtir), durer (sans végéter), vieillir (sans trop rajeunir) et mourir sans râler, pour finir… un gigantesque programme, une vigilance de chaque instant… c’est que l’âge se révolte à tout âge contre l’âge, tu sais ! » (Monsieur Malaussène, tome 4).
« Les conséquences n’ont besoin de personne pour se faire tirer »
Mais non, dans les contes de Daniel, point de langues rétrogrades et usées, mais la parole du présent : « Arrête de me faire chier avec tes mots en italique et tes précautions à l’anglaise, Loussa ! “je crains que…”, “tu veux dire…”, “je suppose…”, “en quelque sorte…”, nous ne sommes pas deux anciens de Cambridge occupés à parler cul en ménageant les formes, putain de merde ! » (Des chrétiens et des Maures, tome 5).
Et si nous devions tirer des conclusions de cette saga, l’auteur nous prévient que « les conséquences n’ont besoin de personne pour se faire tirer, contrairement aux conclusions qui ne demandent que ça. La conséquence, c’est justement le crash d’une conclusion mal tirée » (Aux fruits de la passion, tome 6). Puis, il nous prévient que le temps est à « l’art du divertissement contre la science de la terreur.. ». et que dorénavant, « gouverner, c’est distraire » (Le Cas Malaussène 1, tome 7).
Apitoyer les clients grondeurs et hargneux
Terminus Malaussène est l’ultime recueil de ce grand cycle. Ainsi c’est au tome 8 que se clôt ce grand cycle, et l’on quitte définitivement la tribu : Louna, l’infirmière follement amoureuse de son docteur ; Clara, l’œil rivé au réel derrière le viseur de son appareil photo ; Thérèse la voyante ; le risque-tout Jérémie ; le Petit. Tous autour et avec le grand frère, personnage baroque, Benjamin Malaussène, dont le métier a de quoi surprendre : être le bouc émissaire.
Influencé par l’essai de René Girard, La Violence et le Sacré (1972), Daniel Pennac a eu l’idée saugrenue de placer un bouc émissaire professionnel au centre de cette saga. Il a ainsi créé le personnage de Benjamin, dont le labeur officiel, au service des réclamations d’un grand magasin, est d’apitoyer les clients grondeurs et hargneux.
Un formidable écrivain du « réalisme magique »
En partant d’un constat bien réel, l’écrivain emmène les lecteurs vers un subtil fantastique presque banalisé : Pennac est un formidable écrivain du « réalisme magique », ce qui lui donne l’opportunité de rendre compte de son temps et de ses dérives : consumérisme, capitalisme, enfants maltraités, malversations footballistiques, exhibition de la mort, troisième âge abandonné et mensonges organisés.
Résumons : la saga Malaussène contient une multitude de contes, est un gigantesque polar où l’ordinaire devient extraordinaire, où l’imaginaire s’invite dans le monde, dont les personnages sont des gens, certes romanesque, mais assez ordinaires qui vivent ou fréquentent Belleville, et qui se consacrent aux liens entre les autres. Comme Daniel Pennac avec ses lecteurs.
Qui dit mieux ? Qui fait mieux ? Merci Daniel !
Au bonheur des ogres, Gallimard, 1985
La Fée Carabine, Gallimard, 1987
La Petite Marchande de prose, Gallimard, 1990
Monsieur Malaussène, Gallimard, 1995
Des chrétiens et des maures, Gallimard, 1996
Aux fruits de la passion, Gallimard, 1999
Le Cas Malaussène 1 : Ils m’ont menti, Gallimard, 2017
Le Cas Malaussène 2 : Terminus Malaussène, Gallimard, 2023 (448 pages, 23 euros)
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