L’odyssée de l’« Aquarius » artistiquement retracée sur le plateau
Lucie Nicolas a écrit et mis en scène Le Dernier Voyage, un spectacle vocal et musical, fruit d’une enquête extrêmement fouillée sur le navire chargé de migrants dont personne ne voulait…
Cela fait bien des années que le théâtre de service public s’empare de problèmes de société brûlants, s’engageant indéniablement dans le champ socio-politique. C’est manifestement le cas du Dernier Voyage, en l’occurrence celui de l’Aquarius, ce navire humanitaire ayant à bord 629 migrants et condamné, entre le 8 et le 17 juin 2018, à errer de côte en côte, en quête d’un port où débarquer ses passagers nécessiteux. On n’a pas oublié qu’après le refus de l’Italie et le silence de la France, l’autorisation fut enfin donnée d’accoster en Espagne, à Valence, à plus de 1 500 kilomètres de la position en mer du navire.
Les mois suivants, sous la pression du gouvernement italien, l’organisation non gouvernementale Sos-Méditerranée, qui affrétait l’Aquarius, subit les retraits successifs de son pavillon par Gibraltar et par le Panama, sans que l’Union européenne lève le petit doigt. Ainsi prirent fin deux ans et demi d’opérations de sauvetage en mer, durant lesquelles furent sauvées 30 000 vies. Aucune nation ne concéda un nouveau pavillon à l’Aquarius.
« À partir de l’exaspération de notre sensibilité de tous les jours »
Lucie Nicolas, qui a écrit et met en scène Le Dernier Voyage, a fondé (avec Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sarah Louis et Lucie Valon) le collectif F71, dans le dessein de réaliser des pièces nourries de la pensée du philosophe Michel Foucault (1926-1984). Le collectif F71 affirme en effet qu’il travaille « à partir de l’exaspération de notre sensibilité de tous les jours », puisée dans l’esprit des écrits de l’auteur de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961). Il est à noter que Le Dernier Voyage a été lauréat de l’aide à la création de textes dramatiques octroyée par le Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre (Artcena).
Lucie Nicolas s’est posée les questions essentielles. Pourquoi interdire de sauver des vies ? Qu’est-ce qui gêne à ce point les États pour les amener à criminaliser, par tous les moyens, ceux qui tentent de le faire ? En quoi cette histoire est-elle le symptôme d’une crise européenne ? Pour y répondre, elle s’est livrée à une enquête documentaire de longue haleine, qui l’a menée de Marseille à Valence via Genève, Lyon, Paris, Bordeaux…
Elle a retrouvé ceux et celles qui étaient à bord durant ces jours cruciaux. Elle a rencontré maints protagonistes de cette histoire ; marins sauveteurs, rescapés, médecins, journalistes, personnalités politiques… De surcroît, elle a dépouillé articles de presse, reportages télévisés, tweets et réseaux sociaux, ces nouveaux vecteurs de communication politique.
Un concert de paroles où se mêlent théâtre, son et musique
Elle a repoussé l’idée de « créer un spectacle compassionnel, bien-pensant ou purement didactique, dont nous sortirions écrasés par l’impuissance ». En revanche, pour donner corps à ces témoignages souvent tragiques, elle a eu l’intuition qu’il fallait travailler sur la dimension sonore et musicale. C’est en tissant les voix qu’il lui a été possible de susciter une forme distanciée, « brechtienne » et néanmoins sensible. Elle a imaginé une odyssée vocale, un concert de paroles qui réunit un musicien (Fred Costa) et trois interprètes (Saabo Balde, Jonathan Heckel et Lymia Vitte) et où se mêlent théâtre, son et musique.
LeDernier Voyage a donc été envisagé comme une « composition musicale épique ». Des situations émergent : départ, sauvetage, transbordement de groupes de rescapés, repas à bord, chaleur étouffante, bagarre, tempête, bras-de-fer avec les autorités, etc. En contrepoint, « les voix politiques imposent des ruptures de rythme, en lien avec le parcours chaotique du navire, livré aux décideurs européens ».
« Je postule, précise Lucie Nicolas, que la communauté humaine formée par les artistes et le public est le reflet de celle de l’Aquarius.Par une forme de théâtre invisible, sans rien nommer, certaines des situations du réel sont à l’œuvre en filigrane, depuis notre entrée dans le théâtre (l’embarquement) jusqu’à sa sortie (le débarquement). »
Du 10 au 14 janvier, à 20 h 30, au Théâtre studio d’Alfortville (94) ; les 30 et 31 mars au théâtre du Point-du-Jour, à Lyon (69) ; le 4 et le 7 avril aux Passerelles, à Pontaut-Combault (77).
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