Romans – La pantalonnade et l’engagement

Un réalisateur moyen ambitionne de tourner un film moyen, dans un univers qui ne l’est pas du tout, et Jean Echenoz nous régale de ce récit rocambolesque et très second degré. Dahlia de la Cerda, elle, libère, en autant de nouvelles intenses, la colère de treize Mexicaines façonnées par la violence patriarcale.

Édition 063 de mi-janvier 2025 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

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Oui, cette chronique vous invite à vous rendre dans une libraire et d’acquérir de toute urgence Bristol, de Jean Echenoz. Si, à propos d’une scène, Jean Echenoz écrit que tout cela «  frise la pantalonnade  », on peut affirmer que tout le roman est une pantalonnade assumée… À l’opposé du cabotinage, lié aux aux personnages, voire aux comédiens, la pantalonnade est le produit de l’intrigue, de la direction d’acteur, en l’occurrence de la plume du romancier Echenoz. Mais comme il s’agit d’une fiction sur le cinéma, l’auteur y joint une sacrée dose de cabotinage. Donc cette chronique vise à vous prescrire des doses de pantalonnade et de cabotinage sans aucune modération. 

Bristol est le nom d’un réalisateur qui n’a jamais connu ni l’avant-garde ni le succès, mais a signé une publicité pour une boisson énergisante. Son projet est de tourner son prochain film baptisé Nos cœurs au purgatoire, puis rebaptisé L’Or dans le sang d’après un des nombreux best-sellers de la très populaire Marjorie des Marais, suffisamment célèbre pour que son avis soit décisif. Et de tourner ce film d’aventure à petit budget en Afrique. 

Soudain la chute d’un corps

Mais tout commence «  un premier matin d’automne, trop tôt pour lui, trop frais pour la saison, neuf heures dix et six degrés Celsius  ». Bristol sort de son immeuble de la rue des Eaux (1), à Paris 16e, lorsque «  le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. On dirait, échoué à marée basse, un gros et vieux poisson doté de quatre membres suggérant les points cardinaux  ». Bristol n’y prête guère attention, «  absorbé au point de rétrécir son champ visuel périphérique  : mettons qu’il n’ait rien vu  ». 

Dès la première page, Jean l’écrivain se double de l’Echenoz aux commandes d’une caméra. Premier plan  : la verticalité de la chute d’un corps nu (sans aucun artifice) et le résultat produit sur ce corps par la pesanteur. Second plan  : la vision rétrécie de Bristol (caméra subjective) suggérant qu’une affaire importante le préoccupe ou qu’une molle apesanteur l’habite. Troisième plan  : élargissement du champ, incluant l’auteur et le spectateur (en l’occurrence le lecteur) par l’emploi de la troisième personne du pluriel dans le «  mettons  ». 

Chef d’une milice africaine et cinéphile avéré

Tout en changeant en permanence d’angle de prise de vue, en modifiant la position de la caméra et en variant la distance focale, Jean Echenoz promène Bristol au Trocadéro, en Bourgogne, dans une chambre d’hôtel à Nevers, puis sur le lieu du tournage, à Bobonong, «  chef-lieu du sous-district de Borbiwa, dans le bassin versant du Limpopo  ». 

Bien sûr, Robert Bristol revient de temps en temps dans l’immeuble de la rue des Eaux, où sa voisine du dessous Michèle Severinsen (au «  corps majestueux d’ancienne actrice, regard vert, lèvres pourpres, grande chevelure neigeuse et buste annapurnien  »…) vit quelques aventures vaudevillesques avec le policier en charge de l’enquête sur le défenestré autant qu’avec le commandant Parker, chef d’une milice africaine et cinéphile avéré.

«  Magnétisé par le premier miroir venu  »

Bien sûr, le film L’Or dans le sang est un bide malgré la présence d’une semi-starlette (Céleste Oppen) et d’un comédien dont l’auteur précise qu’«  il serait facile à décrire mais qu’on en a pas tellement envie  », précisant qu’«  il est magnétisé par le premier miroir venu  », malgré des villageois figurants qui réclament «  à la hausse le per diem  » et nonobstant la présence de Geneviève, une amante, et même d’un éléphant qui doit être frère ou cousin de Babar… 

Mais le véritable film rocambolesque, magiquement réussi, d’une précision époustouflante et d’une dextérité stupéfiante, est celui que livre Jean Echenoz  : une parodie de polar, un pastiche de comédie, une singerie du film d’aventure, une moquerie du peuple de cinéma au profit du cocasse, de l’humour, du second degré, d’un fort ancrage référentiel, d’un amour des lieux et d’une affection pour des êtres aux projets souvent dérisoires. Le maître Echenoz invite à quitter notre violent réel pour s’évader dans une pure fiction. Oui, osez la pantalonnade  !

Treize «  chiennes de garde  »

Cette chronique vous invite aussi à lire une fiction de l’engagement, Chiennes de garde, de Dahlia de la Cerda. Une fiction  ? Oui, mais au service d’une réalité terrifiante, un outil militant pour la défense des femmes comme semble l’indiquer le titre. Alors qui sont ces chiennes de gardes  ? Treize femmes, dans treize histoires parfois liées entre elles, qui se racontent à la première personne du singulier. 

Dans la première nouvelle Persil et Coca-Cola, une jeune femme est assise sur la cuvette  : «  J’ai pissé sur le test de grossesse, et j’ai attendu la plus longue minute de ma vie. Positif.  » Plus tard, elle fait une prise de sang pour confirmer  : «  Positif » Pour se consoler, elle envoie un message à Gerardo  : «  “Je suis enceinte”, j’ai écrit. Il a répondu  : “Tu déconnes  ?” Et ensuite il m’a envoyé les émojis les plus cuculs du monde. “On va être parents. Quel bonheur, Diana.” Bonheur  ? “Non, non, hors de question”, “Me dis pas que tu veux pas le garder  ? Déconne pas, Diana.” Je mens… Gerardo n’existe pas. J’ai juste eu envie de mettre un peu de romantisme dans l’histoire. Ma grossesse est le résultat d’une soirée de picole. Je ne connaissais pas le prénom du type, et je n’avais aucune envie de le connaître.  » Les pilules abortives avalées, elle attend, en présence de son chat Ricardo, devant des séries télévisées…

«  Le Mexique est un énorme monstre qui dévore les femmes  »

Riches ou pauvres, elles savent que la loi du plus fort est la loi maîtresse, que le quotidien est rythmé par la violence, le sexe, l’argent, la peur. Mais surtout, elles savent que «  le Mexique est un énorme monstre qui dévore les femmes  » et que «  la vie est une chienne  ». Alors, se battre, si possible  : «  Depuis gamine, je traîne dans ce quartier, c’est un des plus violents  : il y a de la bagarre tous les week-ends, les gars ramènent des explosifs, des battes de base-ball et même des couteaux de cuisine pour défendre leur territoire. Ici le pain quotidien c’est le son des sirènes, mais les flics n’entrent que pour ramasser les morts  ; sinon, presque jamais. Que des pouilleux, des têtes brûlées, fidèles à la crazy life. Échapper à ça, c’est pas une question d’envie, de volonté de s’en sortir. Ça c’est des phrases de Blanc. Dans le quartier, rien que pour survivre il faut déjà se battre.  » 

Yulana est fille de narcotrafiquant promise à devenir elle-même une buchona (femme du narco) : «  On me demande souvent si je n’ai pas honte ou peur d’être la fille d’un assassin. Mon père n’est pas un assassin. Il n’a jamais descendu personne, il a largement assez d’argent pour payer des gens qui le font à sa place.  » Elle recrute une tueuse professionnelle, La China, pour exécuter l’assassin de sa meilleure amie. La China, elle, précise qu’«  il y a sept péchés capitaux, le mien, c’est l’avarice  ». Et tueuse rapporte gros.

Elles ont assimilé les codes de la domination masculine

Mais pour beaucoup d’entre elles, la pauvreté est le quotidien. Peu importe, elles ont toutes en commun la colère, voire la haine. Elles crient, se rebellent, qu’elles soient connes ou malines, criminelles ou pomponnées, elles ont assimilé les codes de la domination masculine, elles sont les rebelles dans un Mexique où, toutes les trois heures, «  une femme meurt démembrée, asphyxiée, violée, rouée de coups, brûlée vive, mutilée, déchirée par les coups de couteau, les os brisés et la peau couverte de bleus  ». Le Mexique est le pays qui comptabilise le plus de féminicides au monde, et 98  % des meurtres restent impunis.

Dahlia de la Cerda donne à ces héroïnes la parole, non sans humour et dans une langue fiévreuse et électrisée, au son des chansons, de télénovelas et de la pop culture mexicaine  : pour entendre ces paroles, pour s’opposer à notre réel violent, alors oui, osez cette écriture de l’engagement  !

  • Jean Echenoz, Bristol, Éditions de minuit, 2025, 208 pages, 19 euros.
  • Dahlia de la Cerda, Chiennes de gardes, Éditions du sous-sol, 2024, 240 pages, 21,50 euros.

  1. Dans la rue des Eaux fût tourné au moins quelques scènes des films Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertoluci (1972), Le Professionnel de Georges Lautner (1981), Le Pont du nord de Jacques Rivette (1981) et La Captive de Chantal Ackermann (2000).