Revue de presse : Que reste-t-il de « l’esprit Charlie » ?

Une décennie après le triple attentat de 2015, les éditorialistes sonnent l’alarme : le « oui, mais » à la liberté d’expression, singulièrement des dessinateurs de presse, semble progresser, en particulier chez les jeunes.

Édition 063 de mi-janvier 2025 [Sommaire]

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© Pessin

Ce furent des journées terribles, marquées par un triple attentat. En janvier 2015, le massacre de la rédaction de Charlie hebdo était suivi de l’assassinat, à Montrouge, de la policière municipale Clarissa Jean-Philippe, puis de l’attaque de la supérette Hyper Casher de la porte de Vincennes, faisant quatre morts  : Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab et François-Michel Saada. 

Dix ans plus tard, l’éditorial de Paul Quinio dans Libération débute en égrenant le nom des victimes du 7 janvier, «  comme une marque d’humanité qu’il est hors de question de se laisser voler par des semeurs de haine  »  : Charb, Cabu, Elsa Cayat, Honoré, Bernard Maris, Tignous, Wolinski, Mustapha Ourrad, Simon Fieschi, Michel Renaud, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro et Ahmed Merabet. Quatre jours plus tard, le 11 janvier, plus de 4 millions de personnes manifestaient partout en France pour célébrer «  l’esprit Charlie  ».

«  Tout ce qui est objet d’idolâtrie en prend pour son grade  » 

Dans Philosophie magazine, Clara Degiovannni tente de le définir par le choix d’un mot  : «  irrévérence  », c’est-à-dire «  le refus de faire des courbettes et de saluer bien bas  ». Elle précise  : «  L’“esprit Charlie”, journal historiquement situé à gauche de l’échiquier politique, et par ailleurs fervent défenseur de la laïcité, anticlérical et antimilitariste, se définit en premier lieu par cette dérision radicale et systématique, de ce qui est censé inspirer le respect, la déférence ou la contrition. Les dieux en premier lieu mais aussi les politiciens, les stars, les sportifs… Tout ce qui est objet d’idolâtrie en prend pour son grade.  » 

Cet art de l’irrévérence, «  il nous incombe de le porter, encore et encore, en dénonçant ce monde brutal et injuste  », prévient Fabien Gay, directeur de L’Humanité. Dix ans plus tard, nous sommes toujours debout et nous choisissons le demain de la paix et de la fraternité humaine  ».

Toujours Charlie  ? Dans les esprits un «  oui, mais  »…

Toujours debout, mais dans un équilibre très instable. Nombreux en effet sont les éditorialistes qui mettent en garde contre la fragilité de la liberté d’expression, singulièrement incarnée par les dessinateurs de presse. Ainsi Paul Quinio, toujours dans Libération  : «  Les terroristes n’ont pas gagné. Non. Mais le “oui mais“ a gagné les esprits et gangrène la liberté d’expression. L’autocensure a progressé dans beaucoup de têtes. Les terroristes ont distillé un poison lent qui s’attaque à la laïcité. Ils ont donné l’idée à certains, y compris à gauche, que ce combat pour laisser la religion à sa place, dans la sphère privée, loin des valeurs d’émancipation républicaines, n’était pas un combat cardinal. Alors oui, dix ans après, il est vital de se dire “toujours Charlie“. Avec en tête une idée finalement assez simple  : mourir pour un dessin est insupportable. Mais aussi avec la conviction que préserver cette liberté-là, fragile, est plus que jamais un combat.  » 

L’éditorial du Monde abonde, en appelant chacune et chacun à la vigilance  : «  Au-delà de l’indispensable devoir de mémoire envers les victimes, l’anniversaire des attentats de 2015 doit permettre de rappeler la fragilité de l’héritage universaliste des Lumières. Ni la liberté d’expression – en particulier celle du dessin de presse –, ni le principe de la laïcité, qui respecte les religions mais s’impose à elles et permet le vivre-ensemble, ni l’État de droit, qui soumet les incriminations à la loi, ne sont des acquis définitifs […]. Ce sont des valeurs qui imposent une vigilance de chaque jour, et la mobilisation de tous.  » 

Dans L’Opinion, un dessin de Kak montre une jeune femme face à un miroir, portant un t-shirt «  Je suis Charlie  », mais dont le reflet dit «  oui mais  ». Le journal fait référence à un sondage publié par Charlie hebdo qui met en évidence un clivage entre générations. À la question «  Peut-on dire et caricaturer n’importe quoi au nom de la liberté d’expression  ?  », un Français de plus de 35 ans sur cinq répond par la négative. Mais, alerte L’Opinion, «  cette proportion grimpe à 71 % chez les 25-34 ans  ».

…qui progresse partout dans le monde

Pour le magazine britannique The Economist, il ne fait aucun doute que se développe aujourd’hui une intolérance croissante envers ceux qui offensent, «  l’autocensure, plutôt que la loi venant désormais tempérer la satire  ». En Belgique, le quotidien Le Soir met en lumière la réalité d’un phénomène devenu mondial  : «  Depuis 2015, le dessin de presse a été gommé des pages de nombreux journaux, y compris dans certains pays phares de la liberté d’expression comme les États-Unis. Le New York Times n’a plus de cartooniste attitré et le Washington Post s’est définitivement fâché, ce week-end, avec sa dessinatrice vedette, Ann Telnaes, prix Pulitzer du dessin de presse.  » 

Daniel Couvreur prévient  : «  Il peut y avoir de bonnes raisons de refuser un dessin, quand il flatte les stéréotypes par exemple, mais l’esprit Charlie passe aussi par le refus de la censure d’où qu’elle vienne. Parce que la liberté d’expression doit être le bien le plus précieux de la démocratie, elle vaut bien qu’on s’engueule mais sans en appeler au meurtre.  »

L’optimisme, un bien plus que jamais précieux 

Si, depuis, le débat public s’est considérablement affaibli, Fabien Gay croit à la poursuite «  du combat pour le droit à l’information, mais aussi pour la liberté de création artistique et culturelle, éléments moteurs d’un projet émancipateur de société  ». En Une de Charlie hebdo, en ce 7 janvier 2025, Riss, son directeur de la rédaction, réaffirme sa détermination au rire  : «  Aujourd’hui, les valeurs de Charlie hebdo, comme l’humour, la satire, la liberté d’expression, l’écologie, la laïcité, le féminisme, pour ne citer que celles-ci, n’ont jamais été autant remises en cause. Peut-être parce que c’est la démocratie elle-même qui se trouve menacée par des forces obscurantistes renouvelées. La satire possède une vertu qui nous a aidés à traverser ces années tragiques  : l’optimisme. Si on a envie de rire, c’est qu’on a envie de vivre. Le rire, l’ironie, la caricature sont des manifestations d’optimisme. Quoi qu’il arrive, de dramatique ou d’heureux, l’envie de rire ne disparaîtra jamais.  »

Christine Labbe