Dans les laboratoires d’analyses médicales, traquer la rentabilité dans chaque repli du travail
Réaliser toujours plus de profits : après vingt ans de concentrations, le mouvement de financiarisation du secteur se traduit par des réorganisations, une intensification du travail et une pression sur les salaires. Témoignages sur le travail réel.
Dans le secteur de la biologie médicale privée, les appétits financiers sont aiguisés : « Le taux de rentabilité a atteint 23 % en 2021 » écrit ainsi, dans un rapport, la commission des Affaires sociales du Sénat[1]. Pour les investisseurs, miser sur la biologie médicale constitue désormais un « investissement sûr, du fait de l’accroissement continu de la demande en soins et du haut niveau de socialisation de la dépense. » Pour le dire autrement : les recettes sont assurées car la Sécurité sociale rembourse les analyses.
Jusqu’aux années 1980-1990, les laboratoires d’analyses médicales privés étaient de petites structures indépendantes. Le propriétaire, un biologiste, employait une dizaine de salariés. Des techniciens effectuaient les prélèvements et les analysaient, les biologistes interprétaient les résultats. L’activité était déjà très rentable.
A partir des années 2000, la concentration et la financiarisation des entreprises du secteur, favorisée par l’évolution du cadre législatif, se sont accélérées. La Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) estime que le nombre de structures juridiques est passé de 2525 en 2009 à 377 en 2021. A cette date, six grands groupes adossés à des fonds d’investissements concentraient 62 % des sites recensés en France : Biogroup-LCD, Cerballiance, Inovie, Synlab, Eurofins, Unilabs.
Leurs bénéfices sont colossaux. En 2021, le secteur déclarait un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros[2]. La biologie médicale représente le « premier exemple de financiarisation quasi intégrale d’une discipline médicale en France » résume Antoine Leymarie, doctorant en sciences sociales spécialiste du sujet[3].
Les laboratoires privés d’analyses médicales employaient en 2021 52 219 salariés, dont 87 % de femmes, 28 % de techniciens B, 27,5 % de secrétaires, 15,5 % d’infirmiers, 8,5 % des techniciens A.
Qui dit concentration, dit Comité social et économique
Lorsque ces entreprises dépassent le seuil de 50 salariés, l’organisation d’élections professionnelles devient possible, des salariés sont élus dans les Comités sociaux et économiques (CSE). Des syndicats se sont créés au fur et à mesure des regroupements. A la CGT, les salariés des laboratoires de biologie médicale extra-hospitaliers sont organisés au sein de la Fédération nationale des industries chimiques (Fnic). Murielle Morand est la secrétaire fédérale en charge de la branche. La dernière assemblée générale a eu lieu les 13 et 14 novembre à Montreuil. 35 élus CGT de toute la France avaient fait le déplacement.
Des lieux de prélèvements distincts des lieux d’analyse
Pour augmenter la rentabilité des laboratoires, les lieux de travail et les tâches des salariés ont été modifiés au fil des concentrations. Désormais, seuls les prélèvements sont réalisés dans les laboratoires de ville. Les tubes soigneusement étiquetés sont ensuite acheminés jusqu’à un plateau technique, situé parfois à plusieurs dizaines de kilomètres. Souvent qualifiés d’« usines à résultats », ces plateaux sont constitués d’automates, qui peuvent tourner 24 heures/24 et 7 jours/7. Ces lieux « favorisent les économies d’échelle en centralisant l’analyse de prélèvements effectués dans les laboratoires de ville. » explique Samuel Zarka, sociologue qui étudie le bouleversement du travail dans les laboratoires [4].
Pour Muriel Morand, cette automatisation des plateaux techniques a rendu « les métiers de moins en moins intéressants. Chacun a une tâche unique. Ce qui faisait l’attrait de la bio, c’était de pouvoir faire des expériences, d’avoir à reconnaître des cellules au microscope. Maintenant, ce sont les machines qui font ce travail-là. Nous, on s’assure qu’elles fonctionnent. » De leurs côtés, ses collègues qui travaillent dans les centres de prélèvements déplorent toutes d’avoir perdu « le côté humain » de leur travail. Plus question en effet de prendre le temps de parler avec les patients. Plusieurs utilisent le terme de « maltraitance ».
Des directions locales sans pouvoir de décision
Les biologistes, qui étaient auparavant patrons de leur entreprise, sont eux aussi devenus des salariés et ils ont perdu « leur autonomie dans la politique des salaires, le recrutement et l’achat de matériel » indique Samuel Zarka. Les élus du personnel se retrouvent donc face à des directions locales sans pouvoir de décision. « Dès qu’on demande des augmentations, notre direction répond que ce n’est pas de son ressort », déplore Régine, secrétaire et déléguée syndicale chez Synlab Provence.
« Arriver à discuter avec les bonnes personnes » est devenu un enjeu en soi, explique Annabelle, manager et déléguée syndicale CGT Biogroup Lorraine. Dans cette région, cela a constitué un motif de grève avant les négociations annuelles obligatoires (NAO). Même lors des négociations de branche, les organisations patronales sont représentées par des biologistes qui disent n’avoir « jamais de mandat » pour négocier les augmentations de salaires, indique Murielle Morand.
Suppression du 13e mois et annualisation du temps de travail
Dans des laboratoires fusionnent, tous les salariés interrogés témoignent d’une baisse de revenu : suppression du 13ème mois systématique, mais aussi des tickets restaurant ou de la prime de Noël… Certains rachats ont aussi été suivis d’un accord d’annualisation du temps de travail. Des salariés dont les heures supplémentaires étaient auparavant toutes rémunérées comme telles en ont perdu le bénéfice et le décompte annuel des heures travaillées est propice aux erreurs.
Ces salariés signalent également la fin des embauches en CDI ou même en CDD pour des remplacements. Plusieurs décrivent les arrangements locaux mis en place pour « boucher les trous » plutôt que d’embaucher. Dans les laboratoires périphériques de son secteur, André[5], délégué syndical CGT de l’une des six multinationales qui dominent la branche, observe que des techniciennes font le travail des secrétaires ou des coursiers absents.
Le même poste… mais moins cher
Une autre façon de faire baisser la masse salariale est de pourvoir les postes avec des salariés moins rémunérés. « Désormais, expliquent ainsi des salariés de la section CGT de Synlab Charente, ce sont des techniciennes qui font les prélèvements qui étaient auparavant effectués par des infirmières. »
A Metz, Annabelle, déléguée CGT, est manager depuis bientôt quatre ans. Elle était auparavant secrétaire, a pris des responsabilités au moment du COVID et a été promue. Aujourd’hui elle touche toujours son salaire de secrétaire, simplement rehaussé d’une prime de fonction de 300 euros bruts. Certaines de ses collègues managers, qui étaient auparavant techniciennes, ont conservé leur salaire de base et perçoivent la même prime. Outre le fait qu’en cas de changement de poste, ces primes ne seront plus fondées, cela signifie que ces salariées, qui occupent aujourd’hui des postes identiques, ont des écarts de rémunérations non négligeables.
Plus d’analyses en moins de temps
Si les salaires n’augmentent pas, le volume d’analyses, lui, ne cesse de croître : aujourd’hui, en France, 70 % des diagnostics médicaux s’appuient sur la biologie[6]. Conséquence : le travail s’intensifie.
« On ne doit pas dépasser 20 minutes pour un prélèvement à domicile » affirme André. « Si vous avez quatre rendez-vous, vous n’avez plus qu’à prier pour qu’ils soient tous dans la même barre d’immeuble. » ironise-t-il. Le temps nécessaire à la réalisation d’une prise de sang dépend aussi de l’état des veines du patient : « Vous aurez beau être le meilleur professionnel, si vous tombez sur un patient qui a des veines dures, difficiles à piquer, vous avez besoin de temps. »
Pour augmenter la cadence, il n’est pas forcément besoin de consignes explicites. Le nombre de patients en salle d’attente suffit à faire accélérer des salariés soucieux d’effectuer leur travail au mieux. Solenn[7], secrétaire Inovie en Seine-Saint-Denis précise ainsi : « On a tellement été modelées que si une collègue va un peu lentement, on va le lui faire remarquer : « Tu ne vas pas passer trois heures sur un dossier ! ». »
Mais parfois le temps imparti ne suffit plus et le travail déborde. Les salariés de Synlab Charente évoquent ainsi la semaine de l’une de leurs collègues. Celle-ci aurait normalement dû travailler de 13h30 à 22h30. Elle a quitté son travail le mardi à 2 heures du matin, le mercredi à 4 heures et le jeudi à 1h45.
Mesurer les tâches pour gagner du temps
Technicienne pour Cerballiance en Auvergne Rhônes-Alpes, Audrey[1] décrit un quotidien chronométré. En effet, elle s’est rendu compte en vérifiant le dossier d’un patient qu’y figurait, pour chaque prélèvement effectué dans le laboratoire, le temps passé à enregistrer les informations le concernant et à réaliser le prélèvement. Elle ne sait pas quel usage est fait de ces informations. Mais elle observe que « ces données existent. La direction les traite ou pas. Mais elles sont utilisables. »
A Biogroup Lorraine, des « pesées de temps » ont eu lieu, explique Annabelle, sur la base desquelles ont été déterminés les besoins en personnel des différents sites de prélèvements. Si, au départ, le nombre de salariés présents correspondait effectivement aux besoins, « maintenant qu’il y a moins de personnel, cela n’est plus le cas »
L’informatique enregistre le nombre de dossiers traités dans chaque site de prélèvements. C’est sur cette base qu’a été prise la décision de fermer l’après-midi trente et un des soixante laboratoires de la région. Si l’affluence diminue en deuxième partie de journée, l’activité n’est pourtant pas nulle : des patients viennent chercher des résultats d’analyse ou un flacon, poser des questions sur des résultats qu’ils n’ont pas compris. Le problème est que tout cela « ne se voit pas informatiquement » souligne Annabelle. En effet, « les pesées ne sont jamais faites sur le nombre de patients qui passent la porte. »
Plus de sous-traitance, de travail de nuit, le dimanche, en CDD
Le rapport de branche 2022[8] dresse également un constat sans appel de la dégradation des conditions de travail de tout un secteur. On y apprend que le recours au travail de nuit croît avec la taille des laboratoires. En 2021, dans les laboratoires de moins de 50 salariés, 40 % y avaient recours, tandis que c’était le cas dans 90 % des laboratoires employant 200 salariés et plus. Idem pour le travail le dimanche : il concerne la totalité des laboratoires de plus de 200 salariés, contre seulement la moitié de ceux de moins de 200 salariés. Les plus grosses entreprises font aussi davantage appel aux CDD (79,5 %) que les petites (67 %). Même chose pour la sous-traitance : 62 % des laboratoires de 200 salariés et plus y ont recours, contre 40 % de ceux de moins de 50 salariés.
Cette dégradation générale a pour conséquence un taux de turn-over important. Ainsi, à Synlab Charente, sur la période 2019-2023, 40 des 68 départs sont des démissions (soit 59 %), un rapport à mettre en regard du nombre de salariés : 149. Les absences pour maladie sont aussi en hausse, particulièrement dans les plus grosses structures. Là aussi, indique le rapport de branche, ce « nombre par salarié croît avec la taille des laboratoires, allant de 0,44 pour les structures de moins de 49 salariés à 0,91 pour celles de plus de 200 salariés. »
Partout en France, ces dégradations des conditions de travail se traduisent par des grèves et un apprentissage de la coordination des mobilisations, à l’échelle de groupes multi-localisés. Attention aux imitations : les directions des laboratoires disent elles aussi régulièrement faire « grève ». Ce sera par exemple le cas à partir du 23 décembre. Il s’agit en fait là de fermetures de sites organisées pour défendre des profits réalisés en creusant le déficit de la Sécurité sociale. Le bras de fer ne fait que commencer.
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