Mettre en échec les politiques discriminatoires dans les collectivités territoriales : expériences vécues

Se soumettre, se démettre ou résister ? Face à la progression des idées d’extrême droite, ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise témoignent de leurs dilemmes. Stratégies pour résister.

Édition 057 de [Sommaire]

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Face à la montée de l’extrême droite, le discours sur les valeurs ne suffit plus. © Allaoua Sayad

Lors du 11e congrès de l’Union fédérale des ingénieurs cadres et techniciens (Ufict-Cgt) des Services publics, une table ronde a été consacrée à la possible résistance des agentes et agents territoriaux aux politiques de discrimination. De Perpignan à Marignane, en passant par les Hauts-de-France ou Béziers, des exemples locaux ont mis en lumière les stratégies à suivre. Illustrations en six actes. 

1. Les étudiants de l’Inet  : être à l’offensive malgré une culture de l’obéissance silencieuse

Récente diplômée de l’Institut national des études territoriales (Inet), Cécile Tavan observe d’abord que «  les agents ne se prononcent pas sur les questions politiques  ». Pourtant, les émeutes de juin 2023 déclenchées par le meurtre de Nahel Merzouk ont agi comme un révélateur pour sa promotion  : «  Nous étions en stage dans des collectivités, et personne n’en parlait, alors que cela touchait de nombreux usagers.  » Le vote de la loi asile-immigration a également été un choc. Les étudiants se sont interrogés sur leur devoir de désobéissance face à des mesures discriminatoires. Un groupe a organisé une journée avec la Défenseure des droits pour réfléchir à ces enjeux.

La séquence électorale de juin-juillet 2024, marquée par une mobilisation syndicale et citoyenne contre l’arrivée du Rassemblement national (Rn) au pouvoir, a poussé 75 élèves fonctionnaires à publier une tribune dans La Gazette des communes. Ils s’y inquiétaient d’une victoire du Rn, soulignant que sa «  logique de préférence nationale et de discriminations généralisées  » est incompatible avec les «  valeurs cardinales du service public  » que sont «  l’égalité de traitement  » et «  la non-discrimination dans l’accès aux services et l’emploi publics  ». Cette tribune, toujours accessible, a recueilli 817 signatures à ce jour. 

Les agents peuvent être amenés à mettre en œuvre des politiques discriminatoires mais aussi à les subir personnellement. Cécile Tavan souligne ainsi l’inquiétude des jeunes binationaux, citant une étudiante qui estime qu’il ne sert à rien de «  passer les concours  », car «  personne  » ne voudra d’elle.

2. Dénoncer et évaluer les risques de discrimination pour les agents

En 2017, le défenseur des droits établissait, dans une enquête sur la perception des discriminations dans l’emploi, que près d’un quart des agents estimaient avoir été personnellement confrontés à une discrimination, et que plus d’un tiers disaient en avoir été témoins. L’Ufict-Cgt des Services publics, en posant le diagnostic d’un mal-être accru au travail et d’une grave détérioration de la santé mentale, propose un modèle de courrier pour informer l’employeur public de l’existence d’un risque pour les agents. Il lui rappelle son obligation de garantir la santé et la sécurité des agents en luttant contre les discriminations au sein des équipes.

Lorsqu’un agent reçoit un ordre qui entre en contradiction avec «  l’orientation de la collectivité, les principes républicains ou son éthique professionnelle, explique Jésus de Carlos, cosecrétaire général de l’Ufict- Cgt des Services publics, il doit commencer par alerter sa hiérarchie, et demander que les ordres donnés soient écrits, de manière à pouvoir utiliser son droit de recours s’il est attaqué.  » 

Si l’agent va, dans un second temps, jusqu’à refuser d’appliquer une directive, «  la résistance prendra alors la forme d’une saisine de l’autorité territoriale par le syndicat, continue Jésus de Carlos. Il est impératif d’agir collectivement pour éviter d’être attaqué individuellement.  »

3. Perpignan, Marignane, Hauts-de-France  : ne pas se laisser endormir

Des municipalités comme Perpignan et Marignane offrent des exemples concrets des pratiques du Rn. Jean-François Poupelin, journaliste, a enquêté pour Mediapart sur la gestion des dix municipalités d’extrême droite et décrit leurs priorités aux congressistes de l’Ufict. Il s’agit, dans un premier temps, d’embellir le centre-ville et d’augmenter le budget de la police municipale. Les municipalités Rn procèdent ensuite souvent à des privatisations de services publics, ferment centres d’hébergement et centres sociaux, baissent les subventions de certains syndicats et associations. À Perpignan, le maire Rn Louis Aliot, élu en 2020, a d’abord semblé engager un dialogue avec les syndicats, répondant même à certaines revendications. Mais, deux ans plus tard, le journaliste a observé «  de plus en plus de placardisations et de départs  ».

Emmanuelle Pollez, cosecrétaire générale de l’Ufict, décrit aussi une situation en deux temps au conseil régional des Hauts-de-France, où les 40  % d’élus Rn ont d’abord «  figé la vie politique  », avec des attaques formalistes, allongeant considérablement les assemblées plénières. Les attaques sur le fond sont venues dans un second temps  : privatisation de services publics comme le train express régional (Ter), favoritisme envers les établissements scolaires privés au détriment de l’enseignement laïc…

4. Marignane  : ne pas rester isolé

À Marignane, en 2023, un courrier est adressé aux agents de restauration pour leur imposer de servir de la viande dans les assiettes de tous les enfants, sans tenir compte de choix alimentaires basés sur des allergies, des convictions religieuses ou éthiques. Johnny Benoît, secrétaire général des territoriaux de Marignane, partage cette expérience avec les congressistes.

En recevant cet ordre, les agents sont convaincus de son caractère politique mais il leur semble impossible de refuser de l’appliquer. En effet, décrit Johnny Benoît, ils vivent «  dans une atmosphère de peur permanente  ». Il décide donc de prendre argument du mécontentement grandissant des parents d’élèves pour demander au maire, via la Formation spécialisée en santé, sécurité et conditions de travail (F3sct), de garantir la sécurité des agents. 

Un rassemblement est ensuite organisé avec les unions départementale et locale Cgt, les syndicats de l’Éducation nationale et les associations de parents pour contester cette décision discriminatoire. Si la mairie n’a jamais répondu officiellement, cette mobilisation a permis d’entraver l’obligation de servir de la viande. Johnny Benoît en tire la conclusion suivante  : «  La lutte de classe, interprofessionnelle et de masse est la seule solution contre le Rn.  » 

5. Béziers  : faire la preuve par les chiffres de l’imposture sociale

Le 31 août 2023, Robert Ménard, président de la communauté d’agglomération Béziers-Méditerranée, informe les représentants des 600 agents de son intention de changer d’organisme social. Il souhaite quitter le comité d’œuvres sociales (Cos) Languedoc-Roussillon pour créer un groupe d’œuvres Sociales (Gos) qui serait propre à l’agglomération. Alors que l’action sociale était jusque-là accessible à tous les agents sans cotisation individuelle, l’adhésion au Gos leur coûterait 10 à 100 euros par an. 

L’Ufict-Cgt réalise un sondage numérique auquel 40  % des agents répondent en trois jours. Ils y réaffirment leur «  attachement à l’action sociale, vécue comme un complément indirect et précieux de rémunération en période d’inflation et de blocage des salaires  ». La section syndicale élabore aussi un tableau comparatif des pertes potentielles en cas de changement. Ainsi, pour la rentrée scolaire, le syndicat estime que l’aide du Gos serait de 0 euros, contre 60 euros pour les 11-16 ans et 160 euros pour les 17-25 ans. Une pétition en ligne obtient 450 signatures. 

Robert Ménard annonce finalement le retrait de cette délibération. Le Cos est prorogé d’un an. Pour Marc Sureau, retraité Ufict venu participer au congrès, «  ce premier recul est un moyen efficace de démystifier la pseudo-politique sociale de l’extrême-droite  ».

6. Se saisir de sa liberté d’expression syndicale

Au cours de la table ronde, Lorène Carrère, avocate en droit public, présente le cadre légal qui régit l’obligation d’obéissance des fonctionnaires  : «  Elle existe, ce serait dangereux de dire le contraire. Je participe à de nombreux conseils de discipline. Si un fonctionnaire doit prendre son service à 14 heures et qu’il ne le fait pas, il peut être sanctionné.  » 

Pourtant, en 1944, le conseil d’État a rendu la décision Langneur, du nom d’un fonctionnaire municipal qui avait, sur demande du maire, attribué des aides sociales injustifiées. Le conseil d’État a considéré que ces agissements «  présentaient de toute évidence un caractère illégal  » et «  compromettaient gravement le fonctionnement du service public  ». Le conseil d’État a estimé que le fonctionnaire était «  demeuré responsable de ses actes  » et qu’il aurait donc dû désobéir.

La portée de cette décision est certes restreinte par une abondante jurisprudence, mais il en ressort qu’un fonctionnaire est autorisé à désobéir lorsque l’ordre donné est «  manifestement illégal  ». Par ailleurs, rappelle Lorène Carrère, «  les juges administratifs sont des hauts fonctionnaires qui ont fait l’Ena. Il faut un motif sérieux pour qu’ils considèrent qu’ils doivent empêcher la machine de tourner  ». 

L’avocate incite à distinguer «  loi  » et «  ordre  »  : «  Les lois illégales n’existent pas. Elles peuvent être scélérates mais elles ont été votées. En revanche, une décision de politique locale peut être contestée.  » Dans cette optique, elle estime que si le Rn devait un jour accéder au pouvoir, il serait plus difficile de résister dans la fonction publique d’État que dans les collectivités. Au sein de ces dernières, elle conseille aux agents qui recevraient un ordre discriminatoire de commencer par l’identifier clairement de manière à pouvoir l’attaquer par le biais d’un référé liberté. Dans un second temps, elle suggère de contacter des journalistes. Et en dernier recours, de contester l’ordre donné.

Lorène Carrère conclue par un encouragement  : «  Quand vous êtes représentants syndicaux, votre devoir de réserve est très faible. Vous avez tout pouvoir pour dénoncer des faits dans la presse. Ne vous sentez pas restreints dans votre liberté de parole syndicale.  » Afin d’éviter d’être accusé de «  propos mensongers  », Jésus de Carlos conseille d’avoir au préalable «  effectué un diagnostic de la situation du point de vue de l’employeur et de celui des agents  » mais aussi de «  toujours mettre en avant des éléments factuels pour éviter que la parole syndicale soit décrédibilisée  ». Il souligne également l’importance d’être professionnellement exemplaire pour être inattaquable en cas de représailles.

Alors que le Premier ministre Michel Barnier demande une économie de 5 milliards d’euros aux communes, départements et régions, «  faire plus avec moins va créer de gros soucis de conditions de travail, et conduire à des formes d’illégalité de traitement  », conclue Jésus de Carlos. Quelles nouvelles résistances les agents construiront-ils  ?

Lucie Tourette