Polars – Identifier le tueur dans une époque de carnage

Une enquête criminelle dans l’immensité et la fureur de la guerre du Pacifique ? James Kestrell relève le défi et signe un pur chef d’œuvre. On redécouvre également, en réédition, la grande plume d’Eric Ambler, qui révolutionna le roman policier dans les années 1930.

Édition 052 de mi-juin 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Hawaï, 26 novembre 1941. Dans une grange perchée sur les hauteurs d’Honolulu sont découverts deux corps mutilés. Un travail d’orfèvre. Selon toute probabilité, l’œuvre d’un Mark One Trench Knife 1918, arme fétiche des tranchées du premier conflit mondial. L’une des victimes est le neveu de l’amiral de la flotte américaine du Pacifique. L’identité de la seconde, une jeune femme japonaise, est tout aussi inattendue. Dix jours plus tard, l’aviation nippone fond sur Pearl Harbor… 

Quatre années durant, le novice et acharné inspecteur McGrady traque le tueur au couteau, dont les victimes s’accumulent, dans un monde en feu, des atolls du Pacifique au Japon, en passant par Hong Kong. Un simple flic pris dans la tourmente de la folie des hommes – la description de Tokyo sous les bombes est terrible –, empêtré dans une promesse humaine, trop humaine, et dont la soif de vérité s’étanchera quelque part entre une innocence perdue et des ramifications géopolitiques vertigineuses…

Maelström de péripéties imprévisibles

Auteur d’une poignée de thrillers horrifiques dont la traduction ne nous est pas parvenue, James Kestrel signe ici son premier polar. Tour à tour roman noir et historique, épopée guerrière et fresque d’espionnage, récit d’une romance impossible et d’aventures exotiques échevelés, Cinq mois de décembre défie les lois du romanesque. 

Son maelström de péripéties imprévisibles nous précipite à travers toute la gamme des émotions. L’épilogue, poignant, est au diapason d’un texte foisonnant magistralement construit, à l’écriture visuelle et fluide, aux dialogues virtuoses. On sort littéralement groggy de cette lecture, longtemps hanté par la figure magnétique de McGrady, le flic solitaire mal considéré par sa hiérarchie – on saura pourquoi à la fin –, son périple hallucinant, sa quête obsessionnelle, ses peurs, ses doutes, ses larmes…

Cette œuvre hors norme a été couronnée en 2022 par le Edgar Award, la plus prestigieuse récompense du genre aux États-Unis. Un maître livre, un des incontournables de l’année…

Rupture de style

Au gré d’une carrière riche de 18 titres, Eric Ambler (1909-1998) a ausculté notre monde en marche, ses frontières fluctuant entre le mal et l’innocence. Bien avant John le Carré, il a créé le roman d’espionnage moderne. 

Dès son premier opus, publié en 1936, Eric Ambler rompt avec le style pesant des auteurs de l’époque – d’ailleurs tombés dans un oubli abyssal – et adopte une forme narrative inédite, qui met l’accent sur la complexité de la nature humaine et la richesse de ses personnages. Êtres de chair et de sang, ses antihéros sont ballottés par des forces qui les dépassent, dont ils s’acharnent à ne pas devenir victimes. Le doute, l’erreur et les faux-semblants seront, livre après livre, ses thèmes de prédilection. Il les mettra au service de fortes convictions sociales, esquivant le piège des utopies. Jamais manichéen, il est toujours à l’écoute de l’Histoire qui s’écrit, s’en fait un témoin attentif et inquiet.

Un ingénieur britannique dans l’Italie fasciste

Dans notre contexte géopolitique instable, les Éditions de l’Olivier entreprennent une réhabilitation opportune de son œuvre, largement méconnue en France, et nous offrent la résurrection de deux textes majeurs, dans des traductions révisées.

Je ne suis pas un héros – tout un programme  ! – paraît en Angleterre en 1938. Un ingénieur britannique prend la direction d’une succursale italienne de sa société. Il découvre que son prédécesseur a été assassiné. L’étau se resserre autour de lui, tandis que les périls montent en Europe… Un roman lucide sur la déflagration imminente du deuxième conflit mondial, subtil sur la responsabilité individuelle confrontée au chaos collectif. On y croise un protagoniste étonnant  : un savant illuminé, qui prétend prouver mathématiquement l’existence de Dieu  !

Le pivot stambouliote de la pègre européenne

Dans Le masque de Dimitrios (1939), un romancier anglais s’intéresse au cadavre d’un malfrat repêché dans le Bosphore. Trop heureux de recueillir de la matière pour une prochaine intrigue, il est aspiré, naïf fétu de paille, dans la nébuleuse de la pègre européenne. Un monde cynique, vertigineux de trahisons et de manipulations, sous la coupe d’une finance internationale déjà tentaculaire… «  Le train s’enfonça dans un tunnel  »… La dernière phrase, cliché malicieux, dénonce la cécité et la naïveté collectives face au désastre mondial qui couve…

Eric Ambler n’a pas son pareil pour décrire des atmosphères feutrées, des temps troublés propices à l’émergence de criminels de toutes sortes. Ses ressorts dramatiques évitent la simplicité, ses épilogues sont tout sauf conventionnels, son écriture raffinée n’a pris aucune ride. Et, roué marionnettiste du dérisoire, il tire les ficelles de son pessimisme poli avec ironie et élégance. 

Orson Welles et Alfred Hitchcock comptaient parmi les plus fervents admirateurs d’Eric Ambler. Cela ajoute à notre respect. Et à l’urgence de le redécouvrir…

  • James Kestrel, Cinq mois de décembre, Calmann-Lévy, 2024, 432 pages, 22,90 euros.
  • Eric Ambler, Je ne suis pas un héros, Éditions de l’Olivier, 2024, 368 pages, 22,50 euros.
  • Eric Ambler, Le Masque de Dimitrios, Éditions de l’Olivier, 2024, 320 pages, 22 euros.