Romans – Dans les fermes à bébés de l’ordre SS

En pleine débâcle du IIIe Reich, une jeune Française et son enfant, fils d’un soldat allemand, atterrissent dans une pouponnière nazie. Solidement documentée, Caroline De Mulder nous fait vivre le quotidien d’une de ces maternités imaginées pour régénérer la race aryenne.

Édition 051 de fin mai 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

La pouponnière évoque un lieu bienfaiteur, coquet, accueillant et attrayant, enveloppant, aimable, certainement joyeux et assurément câlin. A contrario, quand on songe à un personnage comme le Reichsführer-SS Himmler, chef de toutes les polices du Reich et grand ordonnateur des camps de la mort, les seuls qualificatifs qui viennent sont  : abject, ignoble, monstrueux, atroce, innommable. Alors, lorsque l’autrice Caroline De Mulder intitule son roman La Pouponnière d’Himmler, comment ne pas être ébranlé par cet oxymore  ? Oui, Himmler, l’organisateur du système concentrationnaire nazi, créa également un réseau de pouponnières, maternités et maisons de naissances, sous le doux nom de Lebensborns, c’est-à-dire «  fontaines de vie  ». Pas n’importe quelle vie  : exclusivement celle de la tribu aryenne, avec l’idée d’un grand remplacement des races dégénérées par la race pure.

Pour nous faire pénétrer dans l’ordinaire d’un Heim («  maison  ») du Lebensborn, l’autrice fait se croiser trois personnages  : une jeune mère française  ; une infirmière allemande  ; un travailleur forcé polonais.

Renée, enceinte, tondue et évacuée 

Renée, jeune fille originaire de Caen, a fauté avec un soldat allemand  ; elle est enceinte. Mais on est à l’été 1944. Arrêtée par les «  Fifis  » – les Forces françaises de l’intérieur –, elle est tondue sous les cris de joie et les applaudissements. Le lendemain, elle arrive au manoir de Bois-Larris, niché au cœur de la forêt de Chantilly, le seul Lebensborn qui ait été installé en France. Renée y reste vingt-trois jours. Puis, alors que les Alliés avancent vers Paris, elle est évacuée vers l’Allemagne avec trois infirmières et sept enfants  : «  Deux jours de voyage, par les petites routes, en direction de Heim Hochland  : une bâtisse blanche, à deux étages, neuf fenêtres par niveau, relié par une sorte de galerie à un deuxième bâtiment. Plus joli qu’une caserne, mais pas trop grand pour ne pas sembler solennel. Et comme à l’entrée des autres Heime, ce drapeau SS. Devant la porte en bois se tient une infirmière. Elle sourit, un sourire gentil, lacté.  » 

Hochland, installé dans un décor bavarois bucolique, a été la première maternité du Lebensborn. Renée apprend la langue. Petit à petit, «  son allemand s’améliore. Elle commence à comprendre et à nommer les objets qui l’entourent. Après les mots d’amour, c’est par le nom des aliments qu’elle apprend la langue. Car elle mange des plats qu’elle n’a pas plus vus depuis des années. Et au petit-déjeuner, du café, du vrai, pas de la chicorée, pas l’infâme jus noir qui du café n’a que la couleur, sans en avoir l’opacité…  » 

Le premier cri de son enfant sera «  léger  »…

Helga n’aura sans doute pas de mari

Au Hochland, on mange bien, et on est bien soigné par les infirmières. La disciplinée Helga est l’une d’elles. Elle veille les nourrissons et sur la santé des futures mères. Bras droit du docteur Ebner, qui fut le médecin de famille de Himmler, elle aime «  classer ses dossiers, trier sa correspondance, rédiger les réponses. Elle sait qu’il apprécie son travail  ». Et lorsque Ebner lui demande si elle souhaite «  fonder une famille  », elle répond  : «  Oui, je veux me marier, Herr Doktor. Je veux le mariage ou rien.  » Elle précise  : «  S’il n’y a pas d’amour, je n’en veux pas.  » Mais le docteur répond  : «  Le malheur, c’est qu’il n’y aura pas de maris pour vous toutes, nous avons perdu beaucoup de jeunes hommes, beaucoup des meilleurs. Mais vous pourrez toutes devenir mères, et dans les meilleures conditions. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons créé les Heime.  » 

Helga tient un journal où elle consigne les faits, les événements, ses émotions. Le 3 septembre 1944, elle a eu l’honneur d’être présentée au Reichsführer-SS Himmler, lors de la «  Bénédiction du nom  », une cérémonie durant laquelle chaque enfant reçoit un nom et un parrain, pour l’affilier à l’ordre SS. 

Toutes les femmes doivent allaiter, car «  tout le monde sait que c’est ce qu’il y a de mieux  ». Mais Helga trouve discrètement un biberon de lait en poudre, pour le bébé de Frau Geertrui, «  trop faible pour se nourrir vraiment  ». Trop faible, en fait, pour rester dans le Heim. Helga le sait, et la «  disparition  » de ce bébé la questionnera.

Marek ne veut plus compter les coups

L’entretien d’un tel domaine nécessite de la main d’œuvre. Marek en fait partie. Prisonnier politique polonais, il revient du camp de Dachau. Il a toujours faim et «  lorsqu’il voit une grande tranche de pain beurrée, il se précipite, dévore, en regardant partout autour, comme poursuivi, personne, personne, de peur qu’on ne l’empêche. Avale, craignant que le temps manque…  » Et s’il «  ne se souvient plus vraiment de la douleur des coups eux-mêmes  », il se rappelle du comptage de ces coups, «  comptage qui l’obsède  ».

Marek doit décharger 17 wagons arrivés à la gare et remplis de linge. Trier «  les draps, housses, serviettes de toilettes, vêtements de bébés. D’enfants. De femme. Été, hiver, toutes saisons, robes, cardigans, manteaux de fourrure. Les tissus exhalent des parfums, ça sent la sueur et le savon, la femme et le renfermé. L’odeur d’une foule de femmes accrochée dans la fibre, et qui monte et embaume à mesure qu’il sort les pièces  ». Puis il pense à sa femme, Wanda, à l’enfant qu’elle portait, obsession qui l’habite, angoisse permanente mais aussi spectre d’espoir. 

Au milieu des décombres

À chaque recul allemand, lorsque les autres maternités ferment, les nourrissons sont envoyés au Hochland, qui fut l’ultime maison du Lebensborn à fonctionner. Toujours plus de bébés. On bâtit des annexes. Manque de personnel, débandade…

Le 3 mai 1945, Helga note dans son journal  : «  Arrivée des Américains. C’est la fin de notre Heim. De l’Allemagne…  » Le 26 mai, elle écrit  : «  Le Reichsführer s’est suicidé  ! Avec la lâcheté de ces hommes auxquels il reprochait une attitude qui n’était pas chevaleresque. Où est-il donc, ce courage qu’il exigeait du peuple et des femmes que nous soignions  ?  »

La Pouponnière d’Himmler ouvre les portes du Lebensborn, nous fait visiter les intérieurs, côtoyer ces femmes, comprendre les hésitations des unes, les certitudes de certaines, la peur, parfois la tendresse, les colères et les révoltes. Caroline De Mulder, très documentée, démonte le projet savamment établi et délirant de ces maternités mortifères. Son roman rappelle aussi que seule la fiction permet d’explorer l’indicible humanité. C’est une démonstration rigoureuse et brillante, douloureuse, mais aussi impérative. 

  • Caroline De Mulder, La Pouponnière d’Himmler, Gallimard, 2024, 288 pages, 21,50 euros.