Jeunes diplômés : ce que l’on sait de leurs aspirations
Valeurs, attitudes à l’égard des questions de société ou du travail… À chaque époque, on cherche des particularités à la jeunesse. La génération « digitale » n’y échappe pas et semble se distinguer par une insatisfaction profonde à l’égard du système démocratique. Un entretien avec Camille Peugny, professeur de sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay).
– Options. Dans Pour une politique de la jeunesse (Le Seuil, 2022), vous invitez les lecteurs à prendre avec prudence la thèse d’une jeunesse radicalement nouvelle, à la fois du point de vue des valeurs et du rapport au travail. Pourquoi ?
– Camille Peugny : Quand on s’intéresse aux valeurs, qu’il s’agisse du rapport au travail ou des attitudes vis-à-vis des questions de société (égalité femmes-hommes, transition écologique, immigration…), la seule classe d’âge qui se distingue est celle des plus âgés. Les jeunes n’apparaissent pas différents de l’ensemble des moins de 60 ans et ne semblent pas animés de valeurs propres à leur génération. Prenons, par exemple, les préoccupations environnementales : dans ce domaine comme dans les autres, les données recueillies en 2018 dans le cadre de sondages européens (1) conduisent à nuancer la réalité d’une jeunesse qui serait aux avant-postes du combat écologique. Ils ne sont ainsi que 35 % à se déclarer préoccupés ou très préoccupés par cette question, alors que c’est le cas de 42 % des 30-44 ans et de 40 % des 40-59 ans.
Une partie du discours managérial a pourtant, ces dernières années, développé une rhétorique faisant des digital natives une génération spécifique, particulièrement en quête de sens dans son travail, exigeante vis-à-vis de la qualité de son emploi, à la recherche d’un meilleur équilibre entre vies professionnelle et privée, opposée à l’idée « de perdre sa vie à la gagner » … Mais on peine à observer de vraies différences entre les classes d’âge, si l’on s’appuie sur les données statistiques et les rares études qui ont testé ces hypothèses (2). Contrairement à un certain nombre d’idées reçues, les jeunes qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans ne déclarent pas massivement, par exemple, aspirer à travailler le moins possible.
« Ce qui apparaît nettement, c’est une étroite corrélation entre le niveau de diplôme, les attitudes et le rapport au travail. Si des jeunes diplômés ne sont pas à l’abri du déclassement, nombre d’entre eux, armés sur le marché du travail, ont davantage de facilité pour opérer des choix »
Camille Peugny
– Comment expliquer, alors, cette distorsion de la réalité ?
– À chaque époque, on recherche artificiellement des caractéristiques propres aux générations montantes. Mais la réalité est toujours plus complexe. Ce qui apparaît nettement en revanche, c’est une étroite corrélation entre le niveau de diplôme, les attitudes et le rapport au travail. Si des jeunes diplômés ne sont pas à l’abri du déclassement, nombre d’entre eux, armés sur le marché du travail, ont davantage de facilité pour opérer des choix et affirmer une exigence vis-à-vis de leurs conditions de travail. Il y a un an, le discours des diplômés d’AgroParisTech refusant de travailler pour des entreprises ou des industries néfastes pour l’environnement en était une illustration. Mais cette quête n’est pas propre à la jeunesse d’aujourd’hui : celle de 1968 était aussi à la recherche d’un emploi qui avait du sens ; elle était également porteuse de nouvelles valeurs par rapport à celles de leurs parents.
En réalité, les analyses qui généralisent des aspirations et des attitudes à toute une classe d’âge échouent à prendre en compte l’hétérogénéité des situations. Une fracture apparaît ainsi, non pas entre les générations, mais au sein même d’une classe d’âge : à mesure qu’on descend dans les niveaux de qualification, les moins diplômés vont surtout privilégier le fait d’avoir un emploi. En outre, s’il y a probablement un changement dans le rapport au travail, rien ne démontre qu’il soit propre à la jeunesse : les plus âgés, qui ont aussi été confinés et télétravaillent aujourd’hui, ont eux-mêmes été transformés par ces expériences et ces nouvelles modalités de travail.
– Vous faites référence au discours des étudiants d’AgroParisTech. Vous a-t-il amené à réinterroger vos analyses ?
– La première tentation est d’affirmer que ces jeunes sont représentatifs d’une frange de très diplômés possédant un certain pouvoir de négociation sur le marché du travail. Une fois que l’on a dit ça, il faut rester prudent : le temps des données statistiques, nous autorisant à voir si un nouveau phénomène apparaît, n’est pas le temps du débat public. Dans des travaux en cours de publication, je montre par exemple que les 18-29 ans ne se distinguent pas des autres classes d’âge en matière de préoccupations environnementales : mais ce travail est tiré de l’exploitation de données recueillies en 2018. Depuis, il y a eu la crise sanitaire… Dit autrement, il faut se garder des hypothèses préconçues et définitives ; le temps des statistiques est en décalage avec celui de la réalité sociale.
Pour autant, on ne commet pas d’erreur en constatant qu’il est plus facile de choisir son employeur dès lors que l’on est diplômé, singulièrement d’une grande école. Encore faut-il éclairer et approfondir cette affirmation. Plusieurs universitaires ont cherché à savoir qui étaient les signataires d’une pétition étudiante appelant à choisir des employeurs dont l’activité n’est pas néfaste pour l’environnement. Les premiers résultats de cette étude, à paraître prochainement dans la revue Travail et Emploi, font notamment apparaître une distorsion entre l’intention déclarée et la réalité au moment du choix.
– Comment qualifieriez-vous cette jeunesse diplômée ?
– Elle est relativement engagée. Mais dans des formes nouvelles, moins conventionnelles, essentiellement ancrées localement sur des projets particuliers et qui, de ce fait, restent probablement en-dessous des radars. Elle est aussi consciente des enjeux – d’égalité, écologiques, ou démocratiques – comme l’a montré son entrée dans les mobilisations contre la réforme des retraites, au moment de l’utilisation du 49.3. Il reste à savoir comment capitaliser autour de ces initiatives locales et de ces engagements, dont l’un des moyens d’expression est l’usage des réseaux sociaux. Cela interroge le syndicalisme, dont la tâche est aujourd’hui complexifiée par l’affaiblissement des collectifs de travail.
« Certains commentateurs se sont interrogés avec naïveté – ou une feinte naïveté – sur la présence, à ces manifestations, de jeunes pour qui la retraite est une perspective lointaine… En omettant délibérément de considérer qu’on peut aussi se mobiliser pour des idées, une conception de l’existence, ou par solidarité avec des proches dont le travail est pénible ! »
– La mobilisation contre la réforme des retraites s’est structurée autour de trois grandes thématiques : le travail, les solidarités et la démocratie. L’implication d’une partie de la jeunesse s’inscrit-elle, selon vous, dans ce triptyque ?
– Nous retrouvons en effet ces trois motivations. Il est frappant d’observer que certains commentateurs se sont interrogés avec naïveté – ou une feinte naïveté – sur la présence, à ces manifestations, de jeunes pour qui la retraite est une perspective lointaine… En omettant délibérément de considérer qu’on peut aussi se mobiliser pour des idées, une conception de l’existence ou par solidarité avec des proches dont le travail est pénible ! Une partie de la jeunesse, présente dans les cortèges dès le début du mouvement social, l’a fait aussi pour protester contre la menace de devoir travailler plus longtemps. Cette opposition doit être reliée à la précarité de jeunes salariés qui connaissent des conditions de travail difficiles. Mais aussi à l’aspiration à un meilleur équilibre entre vies professionnelle et privée, aspiration sur le long terme qui n’est certes pas propre aux jeunes mais qui les concerne aussi.
Enfin, l’annonce du 49.3 a marqué un tournant avec un regain de la mobilisation des 20-30 ans à partir du 23 mars : nous avons tous et toutes pu l’observer. De ce point de vue, cet engagement a fait apparaître un fossé de plus en plus important au fur et à mesure de l’arrivée des nouvelles générations, entre un système à bout de souffle et une jeunesse de plus en plus diplômée, qualifiée, en attente de participation, d’horizontalité et de décisions collectives.
Cette insatisfaction profonde à l’égard du fonctionnement démocratique ne va aller qu’en s’accentuant, dans un contexte de massification scolaire et de l’arrivée, dans l’enseignement supérieur, de jeunes issus des catégories populaires, très précaires et contraints de travailler pour financer leurs études. La France compte ainsi aujourd’hui 3 millions d’étudiants, si l’on compte les apprentis ; un quart d’entre eux sont des enfants d’employés et d’ouvriers. Tout en restant largement sous-représentés dans l’Enseignement supérieur, ils y sont de plus en plus présents : l’élévation du niveau de qualification est générale. À titre de comparaison, lorsque le 49.3 a été intégré à la Constitution, en 1958, la moitié d’une classe d’âge n’allait pas au-delà de l’enseignement primaire…
– Cette exigence démocratique est-elle donc une des caractéristiques de la jeunesse ?
– S’il est difficile de distinguer les plus jeunes du point de vue de leurs valeurs, il semble bien qu’émerge chez eux un nouveau rapport à la citoyenneté et au politique, plus exigeant et plus critique, comme l’a montré le politiste Vincent Tiberj (3). Cette exigence démocratique est partagée par les moins diplômés, eux-mêmes en soif de participation et avides de donner leur avis. Elle est aussi un phénomène mondial, comme en a témoigné, en 2011, le mouvement des Indignados en Espagne. Si elle est aujourd’hui mise en sourdine, ce n’est que partie remise : il faut politiquement en prendre conscience.
Tout comme il faut prendre conscience de la nécessité d’une transformation des politiques en direction de la jeunesse, dans une société vieillissante. Il faudrait aller vers une « défamiliarisation » de cette période de la vie, aujourd’hui encore trop dépendante des parents. Or, rien ne va dans ce sens. Alors que nous sommes sans cesse soumis au discours visant à affirmer qu’il va falloir travailler jusqu’à 67, voire 70 ans, je plaide pour ma part pour l’existence d’un temps long de la jeunesse, qui permette au plus grand nombre de trouver sa place. Mais pour cela, il faut une intervention forte de l’État.
Propos recueillis par Christine Labbe
European social survey et European value survey, 2018.
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