Faire converger les perceptions de la relation nature-travail, une clef pour le syndicalisme
Défendre à la fois le travail et l’environnement n’est pas toujours perçu comme facile ni même indispensable. Un séminaire international de l’Ires y réfléchit, avec des chercheurs et des syndicalistes.
Nature-travail, mêmes combats ? Pas pour tout le monde. C’est ce qu’un séminaire international de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) essaie d’éclairer, partant de la conviction que les deux causes doivent converger pour répondre aux enjeux actuels. Or, si avec du recul et une réflexion sur le long terme, il peut sembler logique que les mobilisations se déploient dans un cadre solidaire, mondial et soucieux des enjeux climatiques, la réalité, sur le terrain, s’avère tout autre. Elle dépend en particulier de perceptions variables de la relation travail-nature chez les travailleurs et les syndicalistes, en fonction du pays, de leur activité, de leur situation économique et sociale.
Protéger l’environnement, est-ce forcément menacer des emplois ? Les ressources naturelles peuvent-elles être envisagées comme de simples marchandises ? Les humains ont-ils tous la même conscience de faire partie de la nature ? Est-ce que défendre des projets économiques qui ne détruisent pas la planète pourrait contribuer à redonner du sens au travail ? Ces questions cruciales ne provoquent pas les mêmes réactions ni les mêmes mobilisations.
La nature, parfois ignorée, parfois indispensable à la survie
Invitée à présenter ses travaux réalisés en Inde, Suède, Afrique du Sud, Indonésie, Brésil, lors de la séance du 9 février, la sociologue Nora Räthzel, professeure à l’université d’Umeå (Suède) distingue trois formes de représentations du rapport nature-travail chez les syndicalistes, à partir d’une enquête menée en Inde.
Dans le premier, le « modèle du conteneur », la nature est envisagée comme extérieure à la vision que les travailleurs ont de leur activité (en l’occurrence, l’industrie sidérurgique). La préservation de l’environnement leur apparaît trop éloignée des urgences du quotidien pour les mobiliser. Ils ne perçoivent pas forcément que leur travail est fondé sur une ressource naturelle et engendre déchets et pollutions, et restent méfiants vis-à-vis des militants de l’environnement, qu’ils soupçonnent de vouloir les mettre au chômage. « Ils acceptent implicitement que la nature soit privatisée au bénéfice des entreprises et entretienne le système capitaliste. Le même modèle me semble opérer en Occident, quand on idéalise la nature comme un lieu de loisirs, sans percevoir qu’au quotidien, tout ce qu’on fait a un impact sur l’environnement. »
Le second, basé sur une vision plus interdépendante de la nature, « comme médiatrice de la survie » s’appuie sur le travail informel, majoritaire en Inde. Les populations des bidonvilles de Madras (Chennai) – beaucoup de femmes seules avec enfants – se soucient du mauvais état de l’environnement parce que l’accès à l’eau potable ou à certaines ressources naturelles polluées menacent leur santé ou aggravent leur précarité. Les syndicats se mobilisent ainsi pour leur environnement proche et par pragmatisme, sur les conditions de vie et de travail au quotidien.
Le troisième modèle met la nature au centre et considère que les humains en font partie ; il est notamment fondé sur les perceptions des pêcheurs, dont elle est l’unique ressource. Dans ce contexte, ils se mobilisent désormais contre la pêche au chalut, contre les plastiques ou les pesticides.
La nature n’appartient ni au capital, ni au travail
À partir de ces perceptions, travailler autrement pour protéger l’environnent ne revêt pas la même urgence. Mais pour Nora Räthzel, le renforcement des coopérations entre syndicats et travailleurs tout au long des chaînes de valeur contribue déjà à mieux éveiller les consciences. Elle permet à ceux qui sont les plus éloignés d’un contact direct avec la nature de comprendre qu’elle n’appartient ni au capital, ni au travail, et qu’elle a une valeur intrinsèque. Et pour contrer les employeurs qui n’hésitent plus à invoquer l’environnement pour fermer des usines, ils réfléchissent à garantir une « propriété socialisée » de la nature : l’eau, les forêts, les sous-sols, les fonds marins ne seraient pas surexploités s’ils étaient protégés des privatisations. « Les métallurgistes indiens se sont même posé la question du sens qu’il y avait à travailler en 3 × 8 pour produire toujours plus. La protection de la santé des travailleurs pourrait également permettre des alliances plus larges. »
L’urgence écologique est désormais dans tous les agendas. En témoigne Romain Descottes, responsable du secteur international de la Cgt : « Mi-juin 2021, 130 organisations ont par exemple participé (en ligne) au premier Forum syndical international des transitions écologiques et sociales. Une deuxième édition a eu lieu en Corée en2022, la prochaine se tiendra en Amérique latine. Des thématiques communes se sont imposées et nous permettent de trouver des consensus forts. Sur la solidarité et le refus de se soumettre aux mises en concurrence entre travailleurs de différents pays, sur la nécessaire justice sociale qui doit accompagner toute initiative de protection de l’environnement, sur l’implication des travailleurs comme acteurs des changements. Nous nous appuyons sur des expériences qui ont fait date, comme le Lucas Plan au Royaume-Uni, relancé en 2016 lors d’une conférence célébrant son 40e anniversaire. À l’époque, les salariés de cet industriel de l’aéronautique de défense, menacés par un plan social majeur, ont imposé un débat public sur la nécessité de préserver leurs compétences pour développer des activités plus utiles à la société. Comme souvent, ils ont fait appel à la responsabilité de la sphère publique pour imposer aux grands groupes et aux intérêts privés des pratiques moins destructrices, du point de vue social comme environnemental… et pour garantir un minimum de vie démocratique. »
Sous la contrainte ou par conviction, le monde de demain se prépare
En France aussi, les salariés essaient d’anticiper, de changer les entreprises de l’intérieur pour donner du sens à leur travail et assurer leur avenir ; c’est l’ambition affichée par le radar environnemental de l’Ugict. Les entreprises peinent encore à penser sur le long terme, et ne décarbonent pas leur activité de bon gré, attendant encore trop souvent l’impulsion des pouvoirs publics. Par exemple, fin novembre 2022, la France a validé les conditions de mise en place des « Plans territoriaux de transition juste » créés dans le cadre du Pacte vert européen. Pour Romain Descottes, c’est une opportunité pour les syndicats, qui va permettre de sauver et de relancer des bassins d’emplois industriels et des activités indispensables menacées par le manque d’investissements.
Ainsi, début février, la centrale à charbon de Cordemais, en Loire-Atlantique (500 salariés), dont la fermeture pour 2026, annoncée depuis huit ans, avait fait l’objet d’un projet alternatif des syndicats, des associations, des élus et des populations, va pouvoir se reconvertir en biomasse grâce à un investissement en grande partie public de 200 millions d’euros ! Le projet Ecocombust s’inscrit dans une économie circulaire : il s’agira de transformer les déchets des industries d’ameublement, de la taille et de l’élagage, avec des technologies propres, pour fournir une énergie d’appoint à la région. Géré par Edf et la Paprec, l’usine et les activités induites garantiront quelque 1 500 emplois locaux. « Le combat a été long et la mise en œuvre sera complexe – il faudra former, comme ça a été le cas pour le projet Total-Grandpuits. Mais la démarche valide de nouvelles pratiques syndicales, où les salariés sont reconnus en tant qu’acteurs et susceptibles d’être force de proposition. »
Ne pas exporter son bilan carbone
Relocaliser ou développer de nouvelles activités, dans une perspective globale, cela exige aussi de ne pas exporter son bilan carbone ou tout autre nuisance collatérale : « Nous en discutons par exemple avec les syndicalistes chiliens dans le cadre du projet Nuestro futuro es publico,explique Romain Descottes. Eux-mêmes sont confrontés au fait que les immenses réserves de lithium de leur pays se trouvent sur des territoires occupés par des populations autochtones, et que son extraction pourrait se faire dans des conditions désastreuses pour les mineurs. Ce qui est bénéfique pour nous – la transformation, en France, de cette matière première indispensable aux moteurs électriques – ne le sera donc pas forcément pour eux. »
Décentrer le regard, partager les connaissances, les savoir-faire et les bonnes pratiques pour la santé et pour l’environnement… c’est en tout cas la condition d’un avenir souhaitable pour le travail comme pour la planète.
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