Des syndicalistes européens partagent depuis deux ans leurs expériences et pratiques. Objectif : un droit européen réactif et protecteur.
Le rapport au travail est fortement impacté par l’utilisation tous azimuts des technologies numériques et par leur évolution permanente. L’espace, le temps, l’organisation, le contenu, le sens du travail sont bousculés. Les syndicalistes se retrouvent confrontés à ces pertes de repères, et parfois aux abus générés par la révolution digitale : surveillance des salariés, de leur travail, isolement et injonction au reporting, à la productivité, jusqu’à l’empiètement croissant du travail sur le temps et la vie privés. Les enjeux s’imposent, complexes et vertigineux, d’où l’urgence de développer des réseaux d’échanges pour partager les connaissances, les expériences, les bonnes pratiques, et œuvrer collectivement à la construction de droits protecteurs. L’Union européenne en a convenu : certes, la législation européenne s’élabore lentement, mais elle dispose déjà de textes s’avérant les plus protecteurs au monde.
Ainsi, en tant que partenaire social européen, Eurocadres a participé à la négociation sur l’accord-cadre relatif à la numérisation signé en juin 2020, qui doit être appliqué dans chaque pays de l’Union d’ici l’été 2023. Eurocadres a bénéficié de financements pour le faire connaître au sein des syndicats nationaux et d’identifier les moyens à mettre en œuvre, en fonction des situations et de la place qu’occupent les syndicats dans les relations sociales de chaque pays. Réfléchir ensemble, s’approprier les outils, en élaborer d’autres pour se défendre, le projet piloté par Eurocadres s’est organisé sur deux ans, en quatre cycles de séminaires : droit à la déconnexion et le respect de la vie privée (en ligne) ; intelligence artificielle et surveillance (Bruxelles), numérisation et management (Rome), digitalisation et impact sur le lieu de travail (Paris).
Les thèmes reprennent les chapitres de l’accord cadre, qui par ailleurs préconise que toute transformation digitale s’accompagne de négociations avec les travailleurs et leurs représentants. Il garantit également que les travailleurs bénéficient d’informations et de formations concernant les technologies numériques, l’accès à la qualification sécurisant leur employabilité.
Fin octobre, l’Assemblée générale d’Eurocadres, à Paris, a été suivie d’une conférence récapitulant les enjeux autour de ces problématiques. Une conclusion provisoire : les dizaines de participants, tous pays confondus, estiment que ces échanges vont renforcer l’intelligence collective et l’entraide, et redonner de la force et de la légitimité au mouvement syndical pour intervenir sur ces questions. Confiance, donc, mais aussi vigilance. Ces nouveaux outils de travail que sont les logiciels, les machines et robots, l’IA et le deep learning, ne sont jamais neutres, mais pas pour autant programmés à des fins systématiquement suspectes. Ils permettent parfois de rendre certaines tâches moins pénibles, moins répétitives, de les effectuer avec plus de précisions et d’efficacité que les humains, voire de mesurer les charges de travail et de réaliser les impacts négatifs de certaines organisations sur la santé des travailleurs.
Le mouvement syndical renforce son expérience et sa légitimité à intervenir
Ils ne pourront par ailleurs jamais complètement remplacer l’humain, parce que « tout ce qui se mesure n’est pas forcément déterminant, et que le travail prescrit ne sera jamais capable de décrire l’entière réalité de ce qui s’accomplit dans une intervention humaine ». Et pas seulement dans les métiers de services, de liens ou de soin, comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, notamment à propos de la voiture dite « autonome ». Logiciels et I.A. sont également imprévisibles parfois, comme l’a raconté une syndicaliste italienne : récemment, un programme a envoyé une lettre de licenciement à un livreur à vélo parce qu’il ne s’était pas présenté au travail le matin : il était mort la veille dans un accident de circulation.
Il va de soi que la plupart du temps, ces outils sont adoptés par les entreprises dans le but d’apporter plus de productivité, d’efficacité, de rentabilité. Même quand elles libèrent les humains de certaines tâches, elles leur en imposent d’autres, générant des normes tout aussi contraignantes. Métavers et management algorithmique, les outils les plus récents, ne devraient pas non plus peser dans le sens d’une amélioration des relations interpersonnelles ou de souplesse dans les organisations. D’où l’importance d’un cadre de droits auxquels se référer quand les salariés s’exposent à des risques et se pensent sans recours.
« Nous faisons le pari que les syndicats seront en mesure de prendre toute leur place dans la défense des droits individuels et collectifs face à ces technologies », estime Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres. En particulier les managers et cadres, en première ligne dans leur mise en œuvre, qui doivent se saisir du contenu de l’accord cadre pour mieux maîtriser et accompagner les changements, en valorisant ce que ces nouveaux outils peuvent apporter dans les façons d’apprendre, de coopérer, de faire valoir ses compétences.
Des chantiers de négociations qui interrogent l’acceptabilité sociale de l’I.A.
Un « guide de bonnes pratiques à l’attention des managers et des cadres », Façonner la numérisation et garantir les droits des employésd’une cinquantaine de pages, a été réalisé à l’issue du cycle de séminaires Eurocadres. Il rassemble les outils déjà disponibles pour élargir les champs de négociation et intervenir sur les réflexions et réorganisations du travail, avec toujours à l’esprit les principes que l’outil doit rester au service de l’humain, et que c’est l’humain qui reste aux commandes. Plutôt que de subir des transformations brutales imposées sans négociation, il y a une voie pour les managers comme pour les syndicalistes, pour identifier les difficultés, dialoguer avec les directions, restaurer du collectif et du sens dans le travail. « Le sujet, ce n’est pas seulement les emplois qu’on va perdre, mais la qualité des emplois qu’on va créer » a rappelé Nicole Helmerich, animatrice des séminaires et auteure du guide.
Le travail syndical se poursuit. « Nous sommes d’ores et déjà engagés sur plusieurs projets, précise Nayla Glaise. Un programme de recherche est lancé, sur les “biais” véhiculés par les logiciels et autres programmes, avec une équipe de chercheurs en Italie. Des experts et universités de plusieurs pays européens ont également donné leur accord pour travailler à l’élaboration d’un module de formation en ligne centré sur l’éthique dans l’intelligence artificielle. Nous proposons sur notre site un questionnaire en ligne, sous forme de checklist, (PDF – 50 ko – anglais) pour permettre aux salariés en responsabilité de vérifier qu’une certaine éthique est respectée – ou pas – dans leur entreprise au regard des usages de l’IA. Il sera développé et testé dans l’année à venir. Par ailleurs, nous ne relâchons pas nos efforts pour participer à toutes les réflexions et actions menées dans le cadre européen, avec des échéances nombreuses sur le numérique et l’IA, qui vont au-delà de la seule question du télétravail. Des consultations publiques sont par exemple ouvertes, concernant deux directives européennes en cours d’élaboration, la “IA liability act” et la “cyber resilience act”, ce qu’on pourrait traduire par des législations sur les responsabilités liées aux systèmes d’IA, et leur “viabilité”. Nous menons un travail de fourmi, indispensable compte tenu de moyens conséquents mis en œuvre par les entreprises pour faire peser leur vision de la révolution numérique ».
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