Reportage -
Plateformes de livraison à vélo, de part et d’autre de « l’appli »
Comment créer le contact entre livreurs, managers et ingénieurs ? Il faut d’abord de la motivation, puis de la ténacité pour instaurer un dialogue, à partir des situations de travail des uns et des autres. Reportage.
Comment créer le contact entre livreurs, managers et ingénieurs ? Il faut d’abord de la motivation, puis de la ténacité pour instaurer un dialogue, à partir des situations de travail. Reportage.
Flanqués d’un gros cube dans le dos, ils font désormais partie intégrante de nos grandes villes. Pédalent pour nous servir. Pour nous nourrir. Et pendant que nous dégustons, eux, ils pédalent. Ou attendent. Le corps en tension guettant la sonnerie du portable qui les conduira à l’autre bout de la ville, au pied d’un autre escalier.
Ludovic Rioux, Ludo pour ses collègues, a 25 ans. Voilà près de trois ans qu’il pédale dans les rues de Lyon. Un « ancien », pour ses collègues livreurs de repas, dont les trois quarts ne finiront pas l’année. Un turnover impitoyable. Ce métier, il en connaît tous les aspects, toutes les difficultés, toutes les peines. À tel point qu’il a monté, à Lyon, le premier syndicat Cgt des livreurs à vélo.
Les luttes finissent par prendre puis s’enchaîner, pour la rémunération, le prix à la commande, les comptes de connexion à l’application bloqués sans préavis. « Syndiquer les livreurs, c’est compliqué dans des structures de type start-up, qui emploient beaucoup de jeunes et où le syndicalisme ne fait pas partie de la culture. Pour autant, une fois qu’on y est parvenu, on se rend vite compte que ça ne suffit pas, explique le syndicaliste. Que, pour mener la lutte, il faut le faire avec ceux qui sont de l’autre côté de la ligne, de l’autre côté de l’application. En l’occurrence, nos managers, les data scientists, c’est-à-dire tous ceux dont le travail impacte directement le nôtre et qui n’ont pourtant qu’un lien très faible avec le terrain. »
Derrière un téléphone, un manager qui gère une équipe
Derrière chaque coup de pédale d’un livreur ou d’un coursier, il y a en effet un manager qui gère une équipe. À partir d’un hub, comme c’est le cas dans les grandes agglomérations comme Lyon, mais aussi parfois par téléphone, comme dans ces villes dites « remote » (« à distance » en anglais), Nice par exemple, sans lieux de rencontre entre les différents salariés. Par téléphone donc : les absences, la prise en charge des accidents, la météo, l’interface avec les restaurants, et tout cela à plus de 800 kilomètres du manager.
Dans ces conditions, comment entreprendre un travail syndical à destination de ces catégories de travailleurs ? « Dans les entreprises où les livreurs sont salariés, les cadres sont plus accessibles », témoigne le syndicaliste. Notamment par le travail de représentation du personnel. Il est donc stratégique de participer aux négociations du protocole d’accord électoral en vue des élections professionnelles.Pour les entreprises dans lesquelles les livreurs sont autoentrepreneurs, la tâche s’avère plus complexe. La demande de les intégrer dans les effectifs afin qu’ils disposent de représentants a été balayée d’un revers de la main par les directions, qui ne sauraient aller contre leurs campagnes de communication promouvant l’autoentrepreneuriat, qui fonde leur image.
Du côté des managers, toutes les attentes ne sont pas satisfaites et c’est un point d’appui pour Ludo. « Dans une boîte comme Just Eat, l’objectif pour 2022 était d’atteindre 4 500 salariés. Ils ne sont aujourd’hui que 1 000. Mon manager, qui devait gérer 50 livreurs, n’en a finalement que 25. Il y a de la déception. On sent chez les managers de la lassitude et de la frustration. La sensation que les perspectives promises par l’entreprise ne se réalisent pas. »
Un droit de retrait pour les développeurs et data scientists
C’est l’occasion à saisir pour confronter les cadres à la réalité de leur travail à un moment où ils peuvent y être sensibles. Un premier angle d’approche est la question du sens donné au travail. Un sujet qui est, Ludo en est convaincu, primordial pour les jeunes cadres. Et qui constitue un moyen d’entrer en contact et de discuter de leur vécu professionnel. « La question disciplinaire est peut-être aussi une clé d’entrée. Dans le cadre d’un licenciement, par exemple, le manager est partie prenante de la procédure, alors que cela ne fait pas partie de ses attributions. Ni de sa formation », explique-t-il.
Autre angle d’approche, les ingénieurs qui élaborent les algorithmes et dictent les conditions de travail des livreurs. « Ils ont une énorme responsabilité puisque, avec une formule mathématique, ils peuvent envoyer un livreur à l’hôpital en le poussant à rouler trop vite ou bien en l’envoyant sur l’autoroute », souligne Jean-Luc Molins, membre du collectif Numérique de l’Ugcit-Cgt. « Un droit de retrait peut s’appliquer aux développeurs, aux data scientists, à tous ceux qui sont en lien direct avec l’intelligence artificielle, pour refuser de mettre en œuvre un algorithme contraire à leur éthique. Un lien syndical entre un ingénieur et un livreur est fondamental dans la recherche a priori des biais, c’est-à-dire tout ce qui, dans l’algorithme, est susceptible d’entraîner un résultat discriminant ou dangereux dans une programmation », poursuit-il.
Le management désincarné, un défi pour le syndicalisme cadres
Les moyens de sensibiliser les cadres ne manquent pas, dans un contexte où les plateformes numériques sont, à l’instar d’autres secteurs, le lieu d’un contournement du Code du travail. Cela concerne le forfait jours par exemple, la journée de travail pouvant aller jusqu’à douze heures, sans augmentation de salaire bien sûr. La question des disparités salariales entre les femmes et les hommes, marquée par un écart de 25 % en moyenne, est aussi un sujet central. Ce qui manque, ce sont plutôt les occasions concrètes de rencontre. « L’un des grands défis pour le syndicalisme cadres, c’est le management désincarné », observe Jean-Luc Molins, qui précise : « Il se divise en deux grandes catégories : les planeurs, au siège ou à la direction, qui traitent les questions de stratégie. Et les opérationnels, eux, en prise directe avec le travail. Faire en sorte que ces deux mondes ne puissent jamais se rencontrer est constitutif de la stratégie des entreprises. » En d’autres termes, il s’agit de faire en sorte que le terrain ne remonte jamais dans les bureaux.
Cela n’entame pas la ténacité de Ludo, qui se concentre sur les prochaines élections professionnelles avec l’objectif d’obtenir six élus dans le collège ouvrier. Pour lui, « c’est ce qui nous conférera de la légitimité, créera un pouvoir d’intervention. Surtout, cela donnera confiance pour porter aux cadres, dont on ne peut défendre les intérêts à leur place, un discours syndical ».
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