Nayla Glaise préside depuis le 21 octobre 2021, et jusqu’en 2025, aux destinées d’Eurocadres. Cette organisation affilie plus de 50 structures syndicales à travers l’Europe pour défendre les droits et conditions de travail des cadres partout dans l’Union.
Entretien avec Nayla glaise, ingénieure informatique, déléguée syndicale chez Accenture et membre du bureau de l’Ugict.
– Options : Cette présidence est l’aboutissement d’un engagement de l’Ugict au sein d’Eurocadres. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Nayla Glaise : Dès la création d’Eurocadres en 1993, l’Ugict s’est impliquée pleinement dans cette organisation. Nous avons participé à toutes ses campagnes. Que ce soit autour de la directive européenne sur le temps de travail et de sa révision, de l’accord de 2002 sur le télétravail ou de bien d’autres sujets encore. Ma nomination au poste de trésorière et membre du bureau d’Eurocadres en 2018 nous a permis d’aller encore plus loin, de nous investir sur de nombreux dossiers. Je pense tout particulièrement aux risques psychosociaux et aux moyens de nous en prémunir, ou à celui sur la protection des lanceurs d’alerte. Sur ces deux thèmes, nous avons organisé des séminaires à Paris qui nous ont permis d’élargir notre audience et de mieux nous faire entendre au niveau européen. Si une directive sur la prévention des risques psychosociaux reste à gagner, celle sur la protection des lanceurs d’alerte est à mettre aussi à notre actif.
– Quel intérêt y a-t-il pour l’Ugict à s’engager plus encore dans une organisation à l’échelle européenne ?
– La lutte syndicale ne peut plus se concevoir au seul niveau national. Ce qui se passe chez les autres nous concerne tous. L’exemple le plus flagrant est celui des salaires. Bien sûr, certaines organisations syndicales nationales pensent que leur système, fondé sur les conventions collectives, suffit à protéger leurs mandants. La crise du Covid démontre que même les systèmes les plus protecteurs peuvent être menacés. L’Europe n’est pas et ne peut pas être qu’un marché. Elle doit aussi assurer une protection à ses habitants. Et pour cela, il n’est qu’une solution : harmoniser les droits. Les harmoniser par le haut et trouver moyen de garantir les droits acquis dans certains pays. Et peut-être parfois, à certains moments, sur une position médiane, pour nous protéger de la concurrence de tous contre tous.
– Comment cette conception de l’action syndicale européenne se décline-t-elle sur le terrain des cadres et de l’encadrement ?
– Appuyons-nous sur l’actualité. Le 27 octobre, la Commission européenne doit proposer une directive sur le devoir de vigilance autour des droits environnementaux et humains dans les chaînes de valeur. Les entreprises ont tout fait pour réduire au maximum sa portée. À l’inverse, les organisations syndicales autant qu’associatives n’ont eu de cesse de réclamer un cadre contraignant. En cette mi-octobre, je ne peux dire ce que seront les termes de cette directive. Mais, à Eurocadres, nous espérons qu’ils permettront d’imposer aux entreprises qu’elles ne se contentent pas de discours et prennent leurs responsabilités. Sans quoi la capacité des cadres à bien faire leur travail en sera affectée et, avec elle, le respect des droits des salariés quel que soit leur lieu de travail, qu’ils appartiennent aux entreprises donneuses d’ordres ou sous-traitantes. Autre exemple de la pertinence du cadre européen pour la défense des droits de l’encadrement : ce que permettrait l’adoption d’une directive européenne sur les risques psychosociaux. En protégeant les conditions de travail, un acte normatif contribuerait à prémunir contre le moins-disant et son corollaire : la sous-traitance et la délocalisation des emplois. Un danger qui menace désormais pleinement les cadres.
– Au-delà du devoir de vigilance et des risques psychosociaux, quelles autres priorités avez-vous pour la prochaine mandature d’Eurocadres ?
– L’intelligence artificielle va être au cœur de notre agenda. Le syndicalisme a toute légitimité pour intervenir sur ce sujet, et les questions autour de son usage et des protections et garanties que cette technologie requiert. Comment se prémunir contre la surveillance que permet l’intelligence artificielle ? Jusqu’où l’introduire, au risque d’abandonner le contrôle sur les normes de production ? Au risque d’une perte de contrôle de l’homme sur la machine ? Et quid des droits sur la propriété intellectuelle ? La bataille pour gagner la course à l’intelligence artificielle est lancée à travers le monde. La Commission européenne l’a confirmé en déclarant récemment que « l’intelligence artificielle est un objectif qui peut faire de l’Europe un leader technologique mondial ». Les cadres doivent avoir leur mot à dire à ce sujet. Ils ont des droits à défendre. Des droits d’expertise sur les conséquences de l’introduction de cette nouvelle technologie sur leurs conditions de travail, pour commencer. Mais aussi sur la répartition des nouvelles responsabilités que l’intelligence artificielle va faire émerger. Ils ont besoin d’un cadre juridique protecteur. Ce sujet sera au cœur de la prochaine mandature. Et, bien sûr, il y en aura d’autres.
– Lesquels ?
– Le développement du numérique et du télétravail. Deux thèmes fondamentaux pour lesquels l’échange avec d’autres syndicalistes européens est particulièrement fécond. Sur le télétravail par exemple, les organisations danoises ont beaucoup à nous apprendre. Si, en France, ce mode de travail s’est imposé de façon brutale, au Danemark il fait partie du quotidien depuis fort longtemps. Là-bas, le modèle s’appuie sur la confiance accordée aux cadres. Une confiance qui reconnaît leur droit à l’autonomie. Autrement dit, la surveillance permanente n’est pas inéluctable. Elle l’est d’autant moins qu’on admet que les salariés ne sont pas des tire-au-flanc. Nous allons avancer sur ce sujet. Nous allons aussi le faire sur les questions d’égalité professionnelle et les principes de non-discrimination, sur les conditions de la mobilité et sur la nécessité d’une Europe fondée sur la connaissance, en faisant valoir les conditions pour y advenir. Si les qualifications et les compétences sont indispensables à l’avènement de cet objectif, la responsabilité n’en revient pas seulement aux travailleurs. C’est une responsabilité qui doit être partagée entre eux, les employeurs et les gouvernements.
– Le travail indépendant est-il un sujet de préoccupation aujourd’hui pour Eurocadres ?
– Incontestablement, et pour une raison toute simple : beaucoup de travailleurs cumulent désormais des statuts de types différents – sur des plateformes, en indépendants et parfois même, en même temps, comme salariés. Il est important de travailler pour garantir à tous un socle minium de droits. Et, pour cela, que nos structures les syndiquent. Une fois encore, les cadres aspirent à l’autonomie. La dernière enquête Ugict sur le télétravail en témoigne : 98 % des personnes sondées disaient y voir une source de plus grande liberté. Si cela passe par le développement du travail indépendant, nous devons en prendre acte. À nous de garantir un équilibre entre cette demande, les questions de sécurité et de santé au travail, et le respect des droits que ce mode d’organisation impose.
– Le syndicalisme européen n’échappe pas au repli sur soi. Comment Eurocadres envisage-t-il de se prémunir contre cette tentation, et contribuer au renforcement des solidarités ?
– Le Parlement européen et la Commission européenne s’engagent dans des changements qui n’ont jamais été vus auparavant. Il ne faut pas s’y tromper : un ensemble d’institutions européennes enhardi ne cherchera pas à mettre en œuvre, pays par pays, les changements désespérément nécessaires en matière de climat, de numérique et de santé et sécurité. Plus que jamais, nous avons besoin d’une approche continentale pour nos objectifs, car les plans de Bruxelles affectent les 27 États membres en même temps, et non pas un par un. Nous essayons de démontrer aussi les dangers qu’il y a à désigner les cadres à la vindicte. Les cadres ne sont pas des privilégiés. Il faut en finir avec ça. Cette façon de tenter de résoudre les problèmes n’est pas seulement injuste mais contribue au repli sur soi.
– L’enjeu, pour avancer, n’est-il pas de rendre plus concrètes les solidarités européennes, si ce ne sont les solidarités internationales ?
– Incontestablement. Nous aussi, nous devons sortir de l’entre-soi et montrer aux salariés l’intérêt d’un engagement à cette échelle. Comme militante de l’Ugict et présidente désormais d’Eurocadres, j’espère pouvoir avancer dans cette voie. C’est vrai que les processus européens sont mal compris, souvent parce que très longs à aboutir. Il faut plus de cinq ans pour publier, adopter et assurer la mise en application d’une directive. Mais ce travail est indispensable et est la condition sine qua non d’une défense des conditions de travail dans le monde ouvert et interconnecté qui est devenu le nôtre.
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