Sans corps ni visage, des robots comme Chloé et Watson se font une place sans crier gare. Le premier, a été implanté sur les postes de travail du groupe bancaire Bpce, sans informer précisément les personnels de la nature de cet outil. Idem pour Watson au sein du Crédit mutuel. Les syndicats s’inquiètent de la perte d’autonomie des salariés face à l’algorithme.
Tous les robots ne sont pas Sophia, « agent conversationnel » au succès planétaire, humanoïde surmédiatisé, premier à accéder au statut de citoyen d’un État – l’Arabie saoudite, en l’occurrence. La plupart sont beaucoup plus discrets. Sans corps ni visage, ils se font une place sans crier gare. Chloé et Watson font partie de ceux-là.
Chloé a été installée par étapes sur les postes de travail du groupe Banque populaire et Caisse d’épargne (Bpce), sans que jamais les personnels n’aient été informés précisément de la nature de l’outil qui allait s’imposer à eux.
L’implantation de Watson dans onze des caisses du groupe Crédit mutuel a suivi à peu près la même procédure. Jamais nommé, jamais explicité, l’algorithme a été mis en place sous prétexte d’améliorer les conditions de travail des conseillers clientèle en les soulageant dans le traitement des centaines de courriels qui leur arrivent chaque jour un peu plus nombreux en raison de la numérisation de la relation client.
« 200 000 jours-hommes par an »… pour quoi faire ?
A priori, bien sûr, rien à redire. En proposant aux salariés, pour chaque courriel reçu, une réponse possible à faire aux clients, l’outil permet effectivement de les soulager. D’apporter des réponses qu’ils restent, à ce jour, seuls à même d’accepter, ou non, en fonction de leur pertinence. Mais demain ?
Déjà, selon Ibm, son concepteur, l’algorithme est capable de faire gagner à la société « 200 000 jours-hommes par an ».
« 200 000 jours-hommes par an »… pour quoi faire ? Seulement pour permettre aux salariés de gagner dix minutes de travail par jour, comme l’assure le Crédit mutuel ? Dix minutes qui pourraient les aider à mieux se former et à « monter en expertise », selon ses dires ?
« L’IA n’est pas une technologie comme les autres »
Difficile d’imaginer que le groupe bancaire a investi 40 millions d’euros pour acquérir Watson avec cette seule intention, explique Valérie Missillier, déléguée syndicale nationale Cgt au Crédit mutuel Savoie-Mont-Blanc. Que l’outil permette à l’entreprise de réduire les heures supplémentaires que multiplient les salariés pour faire face à la surcharge de travail croissante – temps dont la Cgt revendique le paiement –, la syndicaliste en convient. Mais comment imaginer que l’entreprise va en rester là ? « L’intelligence artificielle, insiste-t-elle, n’est pas une technologie comme les autres. Elle prospère sur l’intelligence du travail que fournissent les salariés. »
Comme à la Bpce, à chaque proposition de traitement des mails que suggère la machine, les conseillers du Crédit mutuel sont sollicités pour donner leur avis sur la pertinence de la solution trouvée afin d’améliorer les performances du robot. Un pouce levé, un smiley ; un pouce renversé, une grimace : chaque indication parfait petit à petit une machine dont le Crédit mutuel dit déjà qu’elle lui rapporte 60 millions d’euros par an. « Qu’en sera-t-il quand leur avis aura permis à la technologie de parfaire ses conseils ? Quel avenir leur restera-t-il ? Quel contour leur travail aura-t-il pris ? », s’inquiète Valérie Missillier, elle-même conseillère clientèle.
En décembre, l’Observatoire des métiers de la banque a présenté la première étude sectorielle sur l’intelligence artificielle et ses incidences sur l’emploi et les compétences dans la branche, rapporte Valérie Lefebvre-Haussmann. Un document qui, s’il a le mérite d’exister, surprend par l’indigence des données qu’il propose sur les conséquences de l’introduction de cette nouvelle technologie dans les métiers du secteur. Un silence à partir duquel les syndicalistes ne peuvent faire que des suppositions.
Ainsi d’Alban Scamorri, secrétaire général du syndicat Cgt de Generali. Dans son entreprise, l’arrivée de Watson sur les postes de travail a été annoncée pour seconder la vingtaine de salariés chargés des contrats en déshérence. Le logiciel recherche nuit et jour, week-ends et jours fériés compris, en France, en Europe et dans le monde, des indices pour dénicher des bénéficiaires potentiels. Une aide considérée à sa juste valeur : elle permet à ces agents de renforcer l’intérêt humain et la qualification de leur travail.
Une externalisation des cerveaux
Mais, à côté de cet usage, l’entreprise en a assigné un autre au logiciel, beaucoup moins médiatisé : son implantation auprès du millier de courtiers que compte l’assureur. « Des travailleurs indépendants, dont les conditions de travail échappent à l’œil des Irp », précise le militant. Depuis plus de trente ans, le secteur bancaire vit au rythme des suppressions d’effectifs. Après les délocalisations et la sous-traitance, le temps serait-il donc venu de l’externalisation des cerveaux, un transfert de l’intelligence humaine vers des machines capables de travailler, sans revendiquer, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ?
Valérie Missillier se rappelle encore de l’accueil fait par les salariés à un des tracts Cgt de l’entreprise sur l’intelligence artificielle, titré « Watson, votre meilleur ennemi ». « Il a fait un bide, confie-t-elle. Les salariés n’ont pas compris les raisons de notre inquiétude. » Fatalistes ou fascinés, séduits évidemment par la promesse d’un allègement des charges de travail et la perspective de souffler un peu, ils n’ont pas voulu croire à cet avertissement que le syndicat n’avait pu accompagner d’éléments probants. Plus que l’installation de Watson sur leur ordinateur, c’est la demande de e-formation qui l’a accompagnée qui a été critiquée.
Et si la Cgt avait eu davantage qu’un pressentiment : des éléments et des données chiffrées à verser au débat avec les salariés ? Dans le groupe Crédit mutuel-Cic, quatre Chsct ont, ces derniers mois, tenté de faire reconnaître leur droit à expertise en la matière. À chaque fois, les directions s’y sont opposées et la justice n’a pas suivi les Chsct. À ce jour, un seul a réussi à le faire respecter : le Chsct du Cic Île-de-France.
Une victoire qui doit sans doute beaucoup à la manière dont le dossier a été défendu, le 11 octobre 2016, devant le tribunal de grande instance de Paris. Il l’a été en s’appuyant sur des questions très concrètes, rapporte Laurent Manier, secrétaire général adjoint du syndicat Cgt de l’entreprise. Il a été construit en se fondant sur une approche qui a « désigné, point par point, les zones d’ombre entretenues autour de l’outil, pour démontrer aux juges la nécessité de les lever. Qui, thème par thème, a listé les possibles bouleversements des conditions de travail engendrés par l’implantation de Watson, pour mieux argumenter sur la nécessité de faire accepter une expertise par l’employeur », témoigne-t-il.
Par la voix de leur avocat, Me Jérôme Borzakian, les élus ont signifié une à une les questions sur lesquelles ils voulaient obtenir une expertise. Exemple : « De quelle autonomie les salariés disposeront-ils encore lorsque Watson aura rationalisé, normalisé et automatisé leur travail ? Lorsqu’ils n’auront plus la possibilité d’apporter une quelconque réponse individualisée et devront suivre les actions automatisées basées sur l’intelligence artificielle de la machine ? »
Emploi, surcharge psychique et cognitive
« La direction assure que le logiciel libérera au moins dix minutes par jour et par conseiller, a ajouté l’homme de loi. Mais qu’en sera-t-il du temps que les conseillers consacreront aux nouvelles tâches que Watson réclamera : au feedback et au “retour d’expérience” ? » Plus encore, quelles seront les conséquences de la venue du robot sur l’activité collective de ces salariés ? « Watson ne risque-t-il pas de rigidifier les processus de travail, contrariant ainsi le développement des collectifs ? » De la surcharge psychique à la surcharge cognitive, en passant par les effets à rebours d’une hausse de la productivité ainsi que les modalités et le contrôle des conditions dans le dialogue entre l’homme et la machine : tout y est passé.
Une question, seule, n’a pas été directement soulevée : celle de la responsabilité à venir des acteurs – concepteur, employeur, robot ou salarié – si l’intelligence artificielle mène à l’erreur, « de l’éthique même de l’outil », comme y encourage Aïda Ponce Del Castillo, chercheuse à l’Institut syndical européen. Pour la prochaine expertise ?
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