Printemps et été sont marqués par un ensemble de mouvements revendicatifs dont l’ampleur, les modes, rythmes et motivations reflètent une grande diversité, mais témoignent d’un mécontentement profond des salariés, du public comme du privé. Impacts et vécus du côté de l’encadrement…
Participants :
Philippe Allard, délégué Cgt de Groupe Carrefour ;
Virginie Gonzales, membre du bureau de l’Ufict Mines-Énergie ;
Stéphanie Gwizdak, Ugict-Cgt Gemalto ;
Jean-François Laguide, cadre dirigeant de proximité et secrétaire adjoint de l’Ufcm-Cgt ;
Pierre Tartakowsky, Options.
– Options : Comment l’encadrement, dans vos différentes entreprises, se situe-t-il vis-à-vis des mouvements en cours et en quoi cela modifie-t-il ses rapports à l’entreprise, aux hiérarchies, aux autres catégories de travailleurs ?
– Jean François Laguide : Le conflit met en lumière un processus de rupture engagé de longue date dans l’encadrement avec les orientations de la direction. Ces cadres, techniciens et experts se revendiquent d’une culture technicienne, qu’ils traduisent en termes d’autonomie, d’expertise, d’accompagnement des compétences et de gestion des aléas. Ils sont en attente de moyens humains et matériels. La direction, elle, raisonne en termes de coûts et de rentabilité financière. L’antagonisme est profond : il touche au métier, à la qualité du travail, à la sécurité des usagers et à la nature même de l’entreprise, dont on ne répétera jamais assez qu’elle a pour fonction de faire rouler des trains. D’où un engagement dans le mouvement supérieur à celui de 1995, qu’on évoque souvent.
Certes, le rapport à la grève est plus compliqué mais les résistances sont nettes : refus de remplacer des grévistes, participation à des actions, à des temps forts. Pour le comprendre, il faut se souvenir que la réforme de 2014, censée améliorer le service public et recréer du lien entre les corps de métier au sein de l’entreprise, a été portée par l’encadrement. Non seulement cela a été un échec, mais la direction en a attribué la responsabilité aux cadres, expliquant qu’ils avaient mal travaillé, tout en accentuant ses politiques d’isolement, de casse des collectifs, son management vertical. Les cadres ne sont pas tous des psychopathes : l’empathie circule au sein des collectifs de travail et ils mesurent en temps réel l’impact de ce qu’on leur impose sur leurs collègues. À l’inverse, le fait que le mouvement soit unitaire, que la Cgt et l’Ufcm portent un projet alternatif pour l’entreprise, joue beaucoup en faveur d’un regain de « collectif ».
– Virginie Gonzales : On connaît dans nos entreprises une situation assez semblable sur les évolutions du salariat, avec une forte arrivée de jeunes diplômés embauchés directement comme managers. Pour autant, lors de la loi Travail nous avions remarqué une évolution dans leur état d’esprit. Aujourd’hui, avec l’accélération de la libéralisation du marché de l’énergie, pour certains, le doute s’installe sur le bien-fondé des décisions stratégiques. Le « socioscope » annuel organisé par la direction d’Edf montre ainsi que, de 2015 à 2017, le taux de confiance dans l’entreprise a chuté de 80 % à 52 %. Reste qu’on a du mal à « transformer l’essai », à passer du mécontentement à l’action.
Durant la loi Travail, on a enregistré une montée de luttes implicites : prises de Rtt, de congés, autant de façons d’échapper aux pressions. Pour l’anecdote, lors d’une visite syndicale dans un service, le manager a participé à la conversation. Tout d’un coup, une salariée de son équipe l’a pris à partie, lui reprochant clairement de ne jamais faire grève. Après avoir expliqué que la division entre catégories de salariés ne mène à rien, le manager s’est expliqué. Il fait remarquer à la salariée que lorsqu’elle fait grève, il ne la juge ni ne la condamne. Qu’en revanche, si lui se met en grève, il risque d’en pâtir, subir des rappels à la règle, des pressions plus ou moins franches, le mettant en cause dans ses responsabilités mêmes.
Les cadres ne sont pas tous des psychopathes : l’empathie circule au sein des collectifs de travail et ils mesurent en temps réel l’impact de ce qu’on leur impose. Le fait que le mouvement soit unitaire, que la Cgt et l’Ufcm portent un projet alternatif joue en faveur d’un regain de « collectif ».
– Stéphanie Gwizdak : Gemalto est une multinationale où il a longtemps fait bon travailler. Puis, l’entreprise a subi une série de fusions, de restructurations et une révolution managériale. Les ingénieurs, chercheurs, tous très fiers de leur expertise, ont dû admettre que l’entreprise était désormais pilotée par des valeurs plus importantes que les compétences de « ses » cadres. Ces gagnants, plutôt convaincus des vertus de la concurrence et de la libération du capital ont commencé à remettre en question la validité des choix opérés.
Il y a trois ans, la direction, soit 20 personnes, s’était attribué 20 millions d’actions gratuites, avec pour première conséquence de faire baisser le résultat global de l’entreprise et pour seconde, de faire sauter le bonus auquel chacun avait droit. On a beau être libéral, c’est le genre de mauvais coup qui fait douter du sens de son activité. L’annonce d’un plan de licenciement, le 12 décembre, a donc débouché sur un conflit. La question était d’agir lors de la première journée de débat du comité d’entreprise. Mais comment ? Pour un spécialiste du marketing stratégique, la grève n’est pas évidente ; son effet n’est perceptible qu’à (trop) long terme. Nous nous sommes tournés vers les collègues de la production. Pouvaient-ils faire « quelque chose » ? Ça a toussé : le plan ne concernait que les ingénieurs et on nous a fait remarquer que les cadres, eux, « ne bougeaient jamais », alors…
Finalement nous nous sommes mis d’accord. Les opérateurs débrayeraient, en solidarité avec les ingénieurs et au vu des inquiétudes que le plan de licenciement faisait naître sur l’avenir de l’entreprise. Lorsqu’on l’a annoncé en assemblée générale, les cadres ont applaudi à tout va. C’était un super exemple de convergence entre catégories. Mais la mobilisation est retombée. Il nous a manqué du collectif : chacun bougonnait dans son coin, les actions envisagées n’ont pas eu lieu faute de savoir fédérer les participants. On a sans doute payé une longue tradition de délégation à des organisations syndicales peu investies dans l’action des salariés. Mais lors de l’enquête interne annuelle, le taux de satisfaction, qui tournait toujours autour de 80 % à 90 %, a chuté de 30 à 40 points…
Virginie GonzalesJean-François LaguidePhotos : Nicolas Marquès
– Philippe Allard : À Carrefour, la position de l’encadrement est largement déterminée par la préférence anticégétiste de la direction, préférence dont on confie la mise en œuvre aux cadres et agents de maîtrise. Pour être clair, se syndiquer n’est pas forcément mal vu. Mais rejoindre la Cgt, c’est s’exposer au procès d’être un empêcheur de travailler correctement et, par voie de conséquence, risquer le licenciement. Le tout sur un fond de management qui inscrit les cadres et l’exécution dans des rapports de conflits permanents.
Dans la grande distribution, 80 % de notre activité consiste à intervenir dans des conflits qui se présentent sous la forme de confrontations individuelles mais résultent en fait d’une organisation du travail, d’un rythme, d’une conception des rapports humains très oppressants. Dans ces conditions, il est difficile de ne pas faire un petit blocage sur la nécessité et la possibilité d’engager le débat avec les cadres. Moi-même, quand je me suis syndiqué je considérais que le cadre, c’était l’ennemi. Ensuite j’ai compris que c’était le manque de moyens, tout en constatant que c’était bien les cadres qui le faisaient vivre, ce manque de moyens. Et puis, j’en suis venu à accepter l’idée qu’il fallait faire avec… Mais comment ? Ça n’a rien de simple.
Le plan social qui a secoué l’enseigne, avec fermeture de sites, n’a pas vraiment déclenché de réflexe de sauvegarde, sauf individuelle, avec la croyance très enracinée que les bons s’en sortiront. Ce, d’autant plus que le poids de syndicats acquis à la direction pèse lourdement sur les cadres. Dans ces conditions, même lorsqu’un cadre ose venir nous voir, il est plutôt mal reçu. Alors on essaie, parce qu’il n’y a pas d’autre voie. Mais on a du mal, sauf évidemment avec les cadres et agents de maîtrise des petits sites, qui sont de fait, totalement déqualifiés. Le 31 mars, on a réussi à déclencher un mouvement social d’ampleur, ce qui est rare dans la grande distribution. Il y a eu comme un retour de manivelle puisque Fo s’est mis dans la bataille et que les encadrants adhérents ont laissé faire.
Quand je me suis syndiqué, le cadre, c’était l’ennemi. Ensuite j’ai compris que c’était le manque de moyens, tout en constatant que c’était bien les cadres qui le faisaient vivre, ce manque de moyens. Et puis, j’en suis venu à accepter l’idée qu’il fallait faire avec… Mais comment ? Ça n’a rien de simple.
– Pour reprendre l’expression de Virginie, comment, à partir des situations mouvantes que vous venez de décrire, est-il possible de « transformer l’essai », d’inverser le rapport de force dans les têtes ?
– Stéphanie Gwizdak : Tout cela doit s’envisager dans la durée. Le rythme politique, celui des ordonnances, des lois, n’est pas celui des constructions sociales. Chaque action, chaque mobilisation compte, fait cumul, et crédibilise aussi l’utilité de la mobilisation, le fait qu’elle débouche sur des victoires. C’est une étape longue pour sortir d’une longue phase ou la résignation l’emporte. Tenons compte également du fait que, pour la plupart des gens, l’action c’est souvent une première fois, qui n’a rien d’une évidence, et plus encore pour des gens dont la socialisation s’est faite de façon assez linéaire, de l’école à la grande école, si j’ose dire. Chez les catégories de travailleurs qui ont une tradition syndicale, directe ou indirecte, il y a une sorte d’acquis collectif. Chez les autres, cela reste à construire mais cela ne se fera sans doute pas dans les mêmes termes. Il faut travailler à des chemins nouveaux.
– Jean-François Laguide : Pour s’inscrire dans la durée, permettre au plus grand nombre de participer, de s’y retrouver, il faut partir des préoccupations de métiers. On s’adresse ainsi à une population de jeunes qualifiés, hyperpointus, des passionnés que la direction s’empresse de placer sur la ligne de front, en situation de conflit puisqu’ils sont en charge d’orientations à l’élaboration desquelles ils n’ont pas pris part. Résultat : beaucoup de souffrance, de frustration, et une posture d’attente de la mutation. Comment transformer cette attente en mouvement, reprendre la main ? En partant du travail, de sa qualité, de son sens. Là, on parle concret sur la convergence d’intérêts.
Avec des taux de 80 % de grévistes dans l’encadrement, on se dit qu’il y a là des graines plantées pour l’avenir, parce que l’encadrement c’est un levier incontournable pour « soulever » la politique d’une entreprise. Ce qui fait déclic, c’est la prise de conscience de l’utilité à s’organiser collectivement. Et l’enjeu est d’autant plus important chez des jeunes diplômés qui, pour la plupart arrivent riches d’engagements antérieurs – associatifs, politiques, humanitaires – le plus souvent aux antipodes de valeurs égoïstes et autoritaires.
– Virginie Gonzales : Chez nous, de plus en plus, l’encadrement, a fort bien saisi que l’attaque lancée par Emmanuel Macron contre la Sncf n’est qu’une première étape, avant de s’attaquer également au secteur de l’énergie. À l’Ufict-Cgt, au-delà de la valorisation de notre projet de pôle public de l’énergie, nous insistons sur les conséquences de la financiarisation des entreprises dans leur quotidien de travail. La dégradation de leurs conditions de travail leur parle davantage. Tout cela nourrit des débats, une écoute, un véritable intérêt. Nous commençons même à voir des encadrants participer à des réunions d’information du personnel. L’inquiétude et l’écoute sont là, reste à les convaincre de la nécessité de se mobiliser également, pour pouvoir peser sur les décisions.
– Philippe Allard : Il est clair que progresser passe par un engagement collectif des cadres, des agents de maîtrise. Mais actuellement les voies de cet engagement sont bloquées du fait même de la peur générée par la direction. On a 273 magasins qui vont fermer, des agents de maîtrise et des cadres qui vont se retrouver dehors. La bonne nouvelle, c’est qu’ils sont, eux, avec nous et totalement, du fait même de leur proximité avec les équipes d’exécution et de leurs conditions de travail, missions, voire salaires qui tendent à s’aligner sur ceux de leurs subordonnés. La mauvaise nouvelle, c’est que dans la structure du groupe et au vu de sa population cadre, ils sont très spécifiques et très éloignés de la norme qui prévaut dans la grande distribution.
Nous sommes au pied du mur pour trouver des formes de mobilisation, d’engagement, qui conviennent et aient du sens aux yeux des cadres. Il y a un énorme besoin de débats à mener avec eux pour inventer des formes d’engagement qui leur correspondent, dans lesquelles ils soient à l’aise. On propose, on teste…
– À des degrés divers, les difficultés à mettre en œuvre des convergences entre catégories de salariés se retrouvent dans tous les secteurs professionnels. Comment progresser sur ce terrain devenu, de fait, existentiel pour le syndicalisme confédéré ?
– Stéphanie Gwizdak : On rencontre cette problématique sur le site de Gémenos (Bouches-du-Rhône), où la production jouxte un site de recherche. Les uns et les autres se croisent avec une grande distance des uns vis-à-vis des autres. Comment la convergence peut-elle s’opérer ? Peut-être au sein même de la Cgt ! Notre rachat par Thales à la fin de l’année permettra, pour le coup, que des cadres Cgt parlent aux cadres. Sur le numérique, par exemple, nous avons fait écho aux interrogations de nos collègues en invitant des cadres Cgt Thales pour exposer leur projet pour un autre numérique.
C’est aussi utile à ça, une confédération : combiner les forces, croiser les idées et les talents. Autre élément : l’entreprise est située en face des Fralib. On va donc s’adresser à la fibre écologique et d’économie sociale et solidaire des cadres pour organiser une visite, faire toucher du doigt la réalité d’autres gestions, d’autres modes d’organisation, d’autres finalités de l’entreprise prise en mains par des travailleurs. De fait, s’engager à la Cgt est un geste fort pour un cadre. On peut le faciliter en offrant non pas des détours, mais des itinéraires de délestage : la Cgt a son mot à dire à ceux qui se préoccupent de l’avenir de la planète ou de la solidarité avec les réfugiés. Il nous faut répondre à une curiosité qui lie l’entreprise et le travail au monde, à son devenir. Nous avons intérêt, à ce niveau, à conjuguer approches syndicales et préoccupations sociétales.
– Jean-François Laguide : C’est vrai qu’un cadre qui parle à un cadre, ça fait prise de conscience : tiens, c’est possible ! On peut être cadre et être à la Cgt. L’important, c’est d’organiser des rencontres, faire reculer les murs et les a priori dans lesquels l’entreprise veut nous enfermer. Et pour ça, il faut évidemment travailler nos relations interprofessionnelles, rendre concret le fait que quelle que soit l’entreprise, la vie d’un cadre affronte des contraintes semblables. Par exemple, on a fait venir des gens d’Edf sur les forfaits-jours, en dehors des heures de boulot, pendant le repas. On a eu du monde. C’est aussi cela, ouvrir le champ des possibles : renouveler nos propres pratiques. Ça ne sort pas de rien.
La forme de grève originale choisie relève d’un double souci : tenir dans la durée et permettre au plus grand nombre de cadres de s’y joindre. Pour une heure, une demi-journée, comme chacun le sent et sans mettre personne en situation difficile. Par exemple avec une grève reconductible par vingt-quatre heures, parce qu’on sait que pour l’encadrement, ça ne marche pas. Ce double choix s’est traduit par du jamais-vu : jusqu’à 70 % de l’encadrement en grève dans des unités opérationnelles. Une heure de grève, quand on est en forfait-jours, ça ne pèse pas lourd en termes de poids sur la production. Mais c’est un signe, un symbole fort envoyé à la direction et elle ne s’y trompe pas.
– Virginie Gonzales : C’est bien parce qu’il faut s’adresser aux cadres différemment que l’on s’est doté d’une organisation spécifique : l’Ufict. C’est un atout pour notre visibilité ainsi qu’une façon de ne pas être seulement le syndicat de la dernière chance, celui qu’on vient tirer par la manche quand il est déjà un peu tard. Et à ce titre, c’est aussi un facteur de réduction des tensions entre salariés d’exécution et d’encadrement. Pour en revenir au mouvement, je dirais qu’il nous aide à réfléchir. Par exemple, on se cale sur les temps forts des cheminots et on appelle à « reprendre l’outil de travail en mains ».
Mais si c’est clair pour les secteurs de production, qu’est-ce que cela veut dire, concrètement, pour les populations cadres ? Ce n’est pas évident, et ça nous place au pied du mur pour trouver des formes de mobilisation, d’engagement, qui conviennent et aient du sens aux yeux des cadres. Une journée de grève n’a pas de sens pour eux. Il y a un énorme besoin de débats à mener avec eux pour inventer des formes d’engagement qui leur correspondent, dans lesquelles ils soient à l’aise. On propose, on teste… Il est clair qu’au vu du temps dont nous disposons et de la population avec laquelle nous devons débattre, nous sommes sous-dimensionnés, d’où l’intérêt de s’organiser de manière efficiente.
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