Sous la plume de Miguel Szymanski, un ancien journaliste lisboète prend la tête d’une brigade financière pour faire saper un vertigineux « château de cartes ». Et un maître du polar italien, Valerio Evangelisti, nous a quittés ; c’est l’occasion de relire ses meilleurs opus.
Sous la plume de Miguel Szymanski, un ancien journaliste lisboète prend la tête d’une brigade financière pour faire saper un vertigineux « château de cartes ». Et un maître du polar italien, Valerio Evangelisti, nous a quittés ; c’est l’occasion de relire ses meilleurs opus.
On sait peu que la Commission européenne, via son programme Europe créative, encourage et soutient des initiatives éditoriales. Château de cartes bénéficie de ce label. Belle opportunité pour découvrir un polar mitonné au Portugal, contrée peu prolixe dans notre genre favori…
Abdiquant un passé de journaliste désabusé, Marcelo Silva revient à Lisbonne. Son nouveau job consiste encore à fouiner. C’est sa seconde nature, quasiment son Adn. Promu à la tête d’une brigade financière, il occupe désormais son flair et sa ténacité à traquer le crime économique.
Le « château de cartes » du titre, c’est le Banco de Valor Global, établissement bancaire propriété d’Antonio Carbona. D’origine modeste, ce dernier s’est grisé de puissance à coups d’escroqueries et de profits illégaux. Une sorte de Madoff lisboète aux petits pieds, néanmoins pilier de l’économie portugaise. Subitement, le banquier prodige disparaît. Panique dans les hautes sphères… En se lançant à sa recherche, Marcelo va tirer le fil d’une belle pelote de haines. Entre corruption et compromission, la guerre aux cols blancs est déclarée…
Miguel Szymanski évite de nous noyer dans un jargon technocratique, et sa dénonciation des collusions entre argentiers et politiciens y gagne en force et en limpidité : fraudes fiscales à grande échelle, pertes abyssales de fonds privé compensées par de généreux fonds publics, sordides arrangements ou trahisons entre notables, manœuvres souterraines de l’Angola pour déstabiliser son ex-colonisateur… Catalogue non exhaustif…
En fin de volume, l’auteur enfonce le clou en remerciant pour leur inspiration les magnats de la finance et les politiques croisés durant ses vingt-cinq ans de journalisme : « Je pense à ceux qui m’ont menacé, ont tenté de m’intimider ou de me faire taire. Certains ont été démasqués, mais la majorité est toujours là [… ]. Cette histoire est très en deçà de la réalité et du nombre de victimes causé. »
Le cynisme lucide de Szymanski est celui d’un homme en colère, qui emprunte aux codes du roman noir les instruments de sa révolte : héros désillusionné, récit vif et péripéties retorses, humour grinçant… Et on songe fatalement au privé du grand Dashiell Hammett, lorsque celui-ci s’emploie à nettoyer une métropole rongée par la corruption, où la violence endémique, également sociale, résulte d’un capitalisme prédateur…
La plume ostensiblement amoureuse, parfois désenchantée, restitue les couleurs et les odeurs d’une ville qui, même en proie à la spéculation et à la gentrification, même sacrifiée à un tourisme ravageur, reste Lisbonne la majestueuse… On aimera retrouver Marcelo Silva dans son rôle de guide iconoclaste de la capitale portugaise. Autant que dans celui de fouineur incorruptible et pétri d’humanité…
Autre belle voix de la littérature européenne, le romancier italien Valerio Evangelisti vient de nous quitter. Ce passionné d’histoire et de sciences politiques avait créé le personnage de Nicolas Eymerich, grand inquisiteur d’Aragon, sorte de Sherlock Holmes au service de la Sainte Inquisition. Librement inspiré d’un homonyme ayant bel et bien existé, le magisterpourchasse tant les hérétiques que les phénomènes aberrants. Cette saga baroque, riche de douze épisodes publiés entre 1994 et 2018, brasse en un savant dosage l’énigme policière, l’aventure historique, le multivers et le surnaturel. Eymerich, dans le dernier tome, se heurte ainsi à son propre fantôme…
L’imagination fertile d’Evangelisti a aussi donné naissance à l’insolite Pantera. Un pistolero prêtre vaudou qui, le temps de deux romans et d’une nouvelle, évolue dans un Ouest crasseux, cousin de celui de Sergio Leone. L’auteur y dépeint l’Amérique de la fin du XIXe siècle, son entrée tumultueuse dans l’ère du charbon et de l’acier, l’émergence des « barons rois », la spoliation des petits propriétaires….
Evangelisti poursuivra sa dissection de la nation américaine dans Nous ne sommes rien soyons tout ! Des années 1920 à la Guerre froide, il relate le parcours amoral d’Eddie Lombardo, malfrat au seul service de ses ambitions démesurées. Un mouchard infiltré dans les syndicats de dockers, dénué d’états d’âme, éliminant tous ceux qui entravent sa captation du moindre billet vert. Mais la mafia et le maccarthysme vont sérieusement amocher son rêve…
Cette fresque engagée sur les violences syndicales qui ont opposé les grands patrons aux organisations anarchistes et communistes passionne aussi pour ses destins individuels ballottés par le vent de l’Histoire. Y plane, tutélaire, l’ombre d’Hammett (on y revient…)… Le chef-d’œuvre de son auteur, un sommet du roman noir contemporain.
Serge Breton
Miguel Szymanski, Château de cartes, Agullo, 2022, 310 pages, 22 euros.
Valerio Evangelisti, Nous ne sommes rien soyons tout !, Rivages Noir, 2010, 517 pages, 10,50 euros.
Le cycle Nicolas Eymerich, inquisiteur est disponible aux éditions La Volte et au Livre de Poche.
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