En adoptant une convention pour lutter contre la violence et le harcèlement dans le monde du travail, l’Organisation internationale du travail a décidé d’un texte juridiquement contraignant, le 190e du genre en cent ans d’existence de l’Institution.
Jusqu’au bout, les représentants des employeurs auront tenté de limiter la portée du texte, après avoir combattu le principe même d’une convention contraignante, au profit d’une simple recommandation. En vain : après plusieurs mois de négociations, la Conférence du centenaire de l’Organisation internationale du travail a définitivement adopté, le 20 juin 2019, la convention sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail, la 190e du genre en cent ans d’existence. Comme celle adoptée en 2011 pour les travailleurs domestiques, elle s’imposera ainsi législativement aux gouvernements qui la ratifient. C’était loin d’être gagné : en mai 2018, seuls 48 états, sur les 85 qui avaient répondu à la consultation de l’Oit, soutenaient le projet d’une convention normative. Un an plus tard, « c’est une magnifique victoire du syndicalisme international, souligne Sophie Binet, co-secrétaire générale de l’Ugict-Cgt et membre de la délégation Cgt qui a représenté les travailleurs français, le fruit d’un combat mené depuis cinq ans dans tous les pays du monde, bien avant MeeToo, par les 151 affiliés à la Confédération syndicale internationale, grâce notamment à des campagnes de mobilisations pour obtenir le soutien des gouvernements ».
Sur les bords du lac Léman, à Genève, une série de panneaux explicatifs témoigne de cette histoire. Née au lendemain de la première guerre mondiale, l’Oit a été bâtie sur l’idée que la justice sociale est essentielle « à une paix universelle et durable ». Elle est pour cela gardienne des normes internationales du travail et adopte des conventions juridiquement contraignantes ou des recommandations destinées à protéger les droits de tous les travailleurs créant, décennie après décennie, un véritable code du travail international. Ainsi lors de sa première session, en 1919, la Conférence internationale du travail a-t-elle adopté six conventions portant sur les heures de travail, le chômage, la protection de la maternité, le travail de nuit et l’âge minimum au travail. Institution tripartite, chaque pays dispose de quatre voix : une pour les syndicats, une pour les employeurs et deux pour les gouvernements représentant les 187 Etats membres de l’Oit. Pour être adopté, un texte doit être voté par une majorité des deux tiers.
Un syndicalisme international rassemblé pour les droits
Cent ans plus tard, la Csi (Confédération syndicale internationale) appelait à une manifestation à Genève, le lundi 17, juin autour de trois exigences principales : la défense de liberté syndicale, de la négociation collective et du droit de grève ; l’adoption d’une convention contraignante pour lutter contre la violence et le harcèlement sur le lieu de travail ; l’adoption, également, d’une déclaration ambitieuse sur l’avenir du travail, sur la base d’une proposition visant à bâtir « un nouveau contrat social fondé sur une garantie universelle du travail ». Partis derrière la banderole « Une Oit pour le XXIe siècle, un nouveau contrat social s’impose », plusieurs milliers de manifestants, dont 2000 de la Cgt, ont rejoint la place des Nations, face au palais où se tiennent les assemblées de l’Onu.
Un symbole, pour la Cgt, qui en voit un autre : la composition internationale du cortège qui donne, outre l’image de la diversité du mouvement syndical mondial, celle d’un « un syndicalisme uni et rassemblé pour des droits nouveaux, partout dans le monde », a souligné Philippe Martinez, secrétaire général de la Cgt, présent dans le défilé genevois. La mobilisation internationale intervient, en outre, trois jours après la grève des femmes qui a réuni, le 14 juin, quelque 500 000 manifestants dans toute la Suisse (Lausanne, Neuchâtel, Genève, Zurich, Berne…) pour « Du respect, du temps, de l’argent ! », avec appel à cesser le travail à 15h20, heure à laquelle les femmes suisses commencent à travailler gratuitement. Alors que le congé maternité n’existe que depuis un peu plus de dix ans, ces manifestations, assure Alessandro Pelizzari, secrétaire régional du syndicat Unia de Genève, ont constitué « le plus grand mouvement social de l’histoire suisse ». Avec, parmi les autres mots d’ordre : l’adoption d’une convention internationale ambitieuse contre les violences et le harcèlement, comme en témoigne Joanna Decker, militante de l’Unia. C’est désormais acquis.
Un large spectre de travailleurs protégés
Qu’en retenir ? Si elle traite de la « violence et du harcèlement dans le monde du travail » et non des violences sexistes et sexuelles, elle identifie bien les violences fondées sur le genre, ce qui est un élément extrêmement important en y accordant un traitement spécifique. Comme lors de la session de 2018, c’est sur la question des définitions que les débats ont été les plus âpres, les représentants des employeurs les voulant les plus étroites possibles pour limiter leurs responsabilités. Ainsi ont-ils cherché à cantonner la notion de « travailleur » à celle de « salarié », alors que 60 % des travailleurs du monde sont sans contrat de travail et relèvent de l’économie informelle. Echec : l’article 2 de la convention, qui définit l’ensemble des personnes protégées, couvre bien l’ensemble des travailleurs, quel que soit leur statut : salariés, privés d’emploi, stagiaires, apprentis, bénévoles de l’économie formelle comme informelle…
Deuxième écueil : les représentants patronaux voulaient intégrer les employeurs à la liste des personnes protégées par la convention. Dans la mesure où celle-ci indique que les violences peuvent avoir un impact économique, il y avait « derrière cet amendement la volonté de remettre en cause le droit de grève en faisant passer celle-ci, du fait des dommages économiques potentiels, comme une violence contre les employeurs », explique la délégation Cgt qui a fait de cet amendement une ligne rouge. Au final, le texte ajoute à la liste des victimes potentielles les « individus exerçant les pouvoirs, fonctions ou responsabilités d’un employeur ». Avec cette rédaction ciblant les « individus », il ne sera pas possible d’interpréter en violence le préjudicie économique d’une grève, analyse encore la Cgt. Qui voit, dans cette convention, un autre apport essentiel : son application non pas aux lieux de travail stricto sensu mais au monde du travail. Comme l’indique l’article 2, elle y intègre par conséquent les lieux de repas, les vestiaires et sanitaires, le logement fourni par l’employeur, s’appliquera durant les déplacements professionnels mais également durant les trajets entre le lieu de travail et le domicile.
Violences conjugales et monde du travail
Si, au cours de la négociation, les employeurs ont cherché par tous les moyens à réduire leurs responsabilités (article 10), ils ont aussi eu pour stratégie d’affaiblir le plus possible la recommandation, pourtant essentielle en donnant un contenu concret aux dispositions de la convention : c’est une centaine d’amendements qui ont ainsi été déposés par le patronat sur ce second texte. Particulièrement ciblé : l’article 18 de la recommandation, destiné à protéger le droit au travail des femmes victimes de violences conjugales par une série de mesures : congés payés pour les victimes, comme cela est déjà le cas par exemple en Nouvelle Zélande ou au Canada, droit à la mobilité géographique, droit à des aménagements d’horaires, protection temporaire contre le licenciement… Comment l’expliquait un an plus tôt Mary Clarke Walker, porte-parole du groupe des travailleurs et présidente du comité des femmes de la Csi, il s’agissait alors « d’innover en reconnaissant les conséquences de la violence domestique pour le monde du travail et le rôle positif et actif que pouvaient jouer le monde du travail et ses institutions »
Une ligne rouge pour le patronat. Face à son intransigeance, une nouvelle rédaction a été adoptée, parlant « de mesures appropriées qui pourraient être mises en place » parmi lesquelles un droit à congés -sans que le mot « payés » soit cité, des mesures temporaires d’aménagement du travail et de protection des victimes- sans autre précision- ainsi qu’une mesure limitée de protection contre le licenciement. C’est le 21 juin que la convention et la recommandation devaient être, en séance plénière, formellement votées. Suivra alors la bataille de la ratification et de la transposition dans la législation de chaque pays.
Christine Labbe