Dans trois premiers romans comme dans le dernier opus du plus célèbre écrivain français s’entretissent la vie des auteurs et celle de leurs personnages.
Les méduses n’ont pas d’oreilles
Louise occupe tout l’espace du roman Les méduses n’ont pas d’oreilles. Louise n’est pas sourde. Juste malentendante. Constamment appareillée. Constamment accrochée aux lèvres des autres, à la lecture labiale, pour être en société, pour grandir, pour comprendre le monde, pour aimer, pour se construire un passé, pour être au présent, pour vivre, tout simplement. Louise raconte : « […] aucun souvenir de mots, d’intonations d’avant l’appareillage, c’est-à-dire jusqu’à mes cinq ans. Est-ce que le monde, alors, n’avait aucun contour sonore ? En creusant, je me suis aperçue que je n’avais d’ailleurs aucun souvenir. Fallait-il du son pour activer la mémoire ? ». Elle précise qu’elle a toujours « éprouvé le sentiment de n’appartenir à aucun monde. Pas assez sourde pour être rattachée à la culture sourde, pas assez entendante pour participer pleinement au monde des entendants ». Souvent, à l’affirmation « Tu entends ce que tu veux entendre », elle se questionne : « Comment aurais-je pu les persuader du contraire ? » Et si quelqu’un lui dit : « T’oublie pas le pain, Louise ! », est-ce bien cela qu’il faut « entendre » ou : « T’oublie pas le sein, Louise ! », voire : « T’oublie pas demain, Louise ! » Et si cela était : « T’oublie pas, hein, l’ouïe ! » ?Alors elle hésite à répondre : « Promis ! », « T’inquiète ! » ou le sempiternel : « Quoi ? » Mais, souvent, elle n’a plus envie de le prononcer, elle l’a déjà beaucoup trop dit. L’attention constante est épuisante.
Lorsque sa seule oreille encore active (la droite) perd quelques précieux décibels, 15 très exactement, la seule solution est l’implant : un implant sur l’oreille qui fonctionne. Après une longue période de rééducation, de six mois à un an, elle entendra mieux sur toutes les fréquences. Par contre, c’est une opération irréversible, avec perte totale de l’audition naturelle, aussi faible soit-elle : « Les quelques cils qui me restaient au fond de l’oreille captaient les aigus et quelques graves, me permettant tout juste de reconstituer le sens, et surtout de percevoir encore la chaleur des sons, cette patine faite de vent, de couleur et de tout ce que le son comportait d’aspérités. » Et, être « implanté », n’est-ce pas devenir un être augmenté, une cyborg ? « Votre cerveau aura oublié ce qu’avant veut dire », lui explique un psychologue. Alors Louise, face à ces trous du langage, convoque un imaginaire où se côtoient un soldat de la Première Guerre mondiale, une botaniste étrange, le chien Cirrus.
Et, face aux mots qui s’échappent, elle provoque une attention perpétuelle emplie de gravité et d’humour. Louise, née le 21 juin 1990 à Champigny-sur-Marne, est la doublure de l’autrice, Adèle Rosenfeld, née en 1986, appareillée, elle aussi, à 5 ans. Son livre est un objet de littérature, où chaque mot lu engage le lecteur à « entendre » l’autre, Louise, qui, elle, ouïe déficiente, s’accroche à nos lèvres.
Hélène Laurain aime ses personnages. Dès la première page de Partout le feu, ils sont convoqués pour une action violente. Faut dire que ces « activistes génération catastrophe écologique » font irruption dans un lieu d’enfouissement, cimetière des déchets nucléaires : Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé et Laetitia forment un groupe, une communauté. Parce que ce type d’action, parce que penser le « grand feu » (comme certains pensent « le grand soir ») exige le collectif : « […] ce qui nous rassemble/ c’est quelque chose de plus/ de plus incandescent/ on peut seulement faire semblant/ un temps/ jusqu’à ce que le désir de feu/ nous rattrape ». Voilà ce que narre Laetitia, car Partout le feu est son monologue, sa pensée, son humeur. Lorsqu’elle est seule, elle écoute Nick Cave en boucle, visionne et revisionne le film Wild Plants, de Nicolas Humbert, écrit et décrit avec engagement la génération Tchernobyl.
La lucide, peut-être trop lucide Laetitia narre l’urgence intime, la frustration, et surtout le deuil : le deuil du progrès, du confort, d’une vie « normale », du capitalisme, et deuil du concept de permanence du vivant. Au point de se consumer dans la radicalité. Hélène Laurain est si proche de son héroïne Laetitia – celle qui propage partout le feu – qu’elle soumet la forme du roman à la collision entre action, urgence, constat, intériorité. Prose poétique ? Roman ? Surtout flux, liquidité, rythme.
La Tour décrite par Doan Bui n’est ni un beffroi ni un clocher, plus qu’un simple immeuble, peut-être un building bâti pendant les années Pompidou. Comme un personnage, elle bénéficie d’un nom, on l’appelle la tour Melbourne (qui n’existe pas), size sur la dalle des Olympiades (qui existe), au cœur de Chinatown, dans le 13e arrondissement de Paris. Melbourne possède 4 ascenseurs pour 37 étages. Dans l’appartement 511, la famille Truong a posé ses valises, des boat people qui ont fui le communisme de Hô Chi Minh et furent mal aimés des « gens de gauche », qui « préféraient les réfugiés politiquement compatibles », et si bien accueillis par les autorités religieuses : « Jésus était miséricordieux pour les boat people ». Même le « RPR multipliait les appels à la charité : il fallait se battre contre les cocos ».
« Dans le petit salon encombré de son F3 au 5e étage […], Victor Truong révisait le Bescherelle, son évangile aux pages toutes cornées, et plus particulièrement le chapitre consacré à l’imparfait du subjonctif. Victor Truong avait une passion pour l’imparfait du subjonctif. » Alice, son épouse, est fan de Justin Bieber, à la peau toujours aussi douce, et croit aux fantômes.
Quant à leur fille, Anne-Maï, elle avait, un jour, « réalisé, intriguée, que quasiment toutes les femmes de pouvoir étaient blondes. Angela Merkel, Hillary Clinton, les patronnes de la Silicon Valley ou du CAC 40, la chef du FMI… ».
L’appartement 512 loge Ileana, roumaine et pianiste. Elle « est arrivée en bus à Paris, porte de Bagnolet, après un voyage éreintant », et fait dorénavant carrière comme nounou. Au square, avec les autres nounous du quartier, elles sont unanimes : « Les patronnes sont toujours accrochées à leurs téléphones, elles les voient plus que leurs enfants. Nous, c’est le contraire : les enfants, on ne les voit que dans les écrans de nos téléphones. »
Au deuxième sous-sol, le box 47 est squatté par Virgile, sans-papiers sénégalais et maître des histoires. « On venait de partout [lui] demander des récits de vie capables d’attendrir l’OFPRA. »
La tour Melbourne est le lieu symbolique où les hybridations culturelles s’entrecroisent : le projet architectural des Olympiades était d’accueillir des cadres supérieurs. Il en fut autrement et, à défaut d’héberger « toute la misère du monde », elle abrita de multiples destins aux passés perdus, aux avenirs précaires, entre cultures lointaines et présent hostile. L’autrice, Doan Bui, est née au Mans, en 1974, de parents vietnamiens. Elle est grand reporter à L’Obs depuis 2003, spécialiste, notamment, des migrants. Par ses acquis personnels, elle ne donne pas seulement à voir, elle permet d’éprouver, avec humour, humilité et fantaisie des vies dites minuscules.
Un de ses personnages qu’il ne faudrait surtout pas oublier, roux et bâtard, se nomme Clément Pasquier – appartement 510. Clément Pasquier, en 2019, a rencontré Clément (1), le chien du célèbre écrivain Michel Houellebecq. Clément Pasquier est tombé en amour. Au point de devenir la réincarnation de Clément, le chien de Houellebecq. Et, « quand Clément réalisa qu’il était devenu le chien Clément, la fièvre le brûla. Il lui fallait retrouver son maître. Michel ». Ainsi va la France.
Un de ces personnages qu’il ne faudrait surtout pas oublier, roux et batard, se nomme Clément Pasquier — appartement 510 — . Clément Pasquier, en 2019, a rencontré Clément* 1, le chien du célèbre écrivain Michel Houellebecq. Clément Pasquier est tombé en amour. Au point de devenir la réincarnation de Clément, le chien de Houellebecq. Et quand Clément réalisa qu’il était devenu le chien Clément, la fièvre le brûla. Il lui fallait retrouver son maître. Michel. Ainsi va la France.
Retrouver Michel Houellebecq n’est pas difficile : son dernier ouvrage, Anéantir, sera assurément une des meilleures ventes de l’année 2022. Mais quid de ses personnages ? Le roman commence par cette réflexion : « Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsque l’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort. Les vacances d’été sont depuis longtemps oubliées, la nouvelle année est encore loin ; la proximité du néant est inhabituelle. »
Dans cette proximité du néant apparaissent Bastien Doutremont, puis son ami Fred, pour assez vite disparaître. Car celui qui se doit d’être le héros des 730 pages de cet opus est Paul Raison : il conseille le ministre de l’Économie et des Finances, nommé Bruno Juge, en référence au ministre actuel, Bruno Le Maire, ami intime de l’auteur. Pourtant, l’histoire se déroule en 2027, lors de l’élection présidentielle. Paul a une sœur bigote mariée à un notaire au chômage – tous deux votant Rn –, un frère restaurateur d’art, une épouse, Prudence, avec qui la notion même de couple s’évente, et un père victime d’un AVC dans sa maison du Beaujolais. Dans l’univers houellebecquien, les femmes ont des utilités clairement définies : nourricière, maternante, baiseuse, manipulatrice.
Quant aux Noirs, aux classes populaires, aux journalistes, ils ne risquent même pas d’en prendre pour leur grade, ils en sont dépourvus. D’ailleurs, l’auteur affirme : « On n’arrive jamais à imaginer à quel point c’est peu de chose, en général, la vie des gens. » Moins qu’un chien ? (2)
(1) L’exposition consacrée à Michel Houellebecq, en 2016, au Palais de Tokyo, à Paris, a regroupé des photos, des jouets et des peintures de son chien Clément, son « amour absolu ».
(2) Moins qu’un chien est le titre de l’autobiographie de Charlie Mingus, contrebassiste noir américain, qui sonne comme un cri de rage contre le racisme (éd. Parenthèses, 12 euros).
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