Le point de vue de Charles Gadéa sociologue, enseignant chercheur à l’université Paris-Nanterre.
L’Insee recense 1,272 million de techniciens en France, une masse considérable de salariés dont le travail, situé au cœur des installations, des machines et des réseaux, est indispensable au fonctionnement des entreprises. Il est frappant de constater combien les travaux de sciences sociales qui leur sont consacrés restent rares, surtout si on les compare à ceux qui portent sur les ingénieurs.
Au cours des années 1950-1960 on voit se diffuser dans les conventions collectives une rubrique « techniciens », partie constitutive des Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise), incluant un nombre de plus en plus grand de métiers situés entre le niveau des ouvriers et celui des ingénieurs. C’est sans doute l’origine du fameux « ni ni » qui accompagne de façon récurrente les tentatives de définition du groupe. Mais ceux qu’on range parmi les techniciens viennent d’horizons très divers. Cette hétérogénéité s’accentue avec la croissance économique et le changement technique rapide, au point que les techniciens forment, pour certains observateurs, un « lieu de passage ».
De surcroît, les statisticiens les classent parmi les « cadres moyens », entretenant une proximité ambiguë avec les cadres : faut-il les considérer comme des cadres, ou bien les seuls vrais cadres sont-ils les « cadres supérieurs » ? L’Insee ne tranchera qu’en 1982 : les techniciens seront désormais des « professions intermédiaires » aux côtés des travailleurs sociaux, des infirmières, des instituteurs et d’autres…
Mais il ne s’agit là que d’une catégorisation officielle. Pour chacun d’entre nous, l’identité professionnelle repose aussi sur une catégorisation « spontanée » qui renvoie à ce qu’on déclare quand on se présente à quelqu’un, au monde professionnel auquel on a le sentiment d’appartenir. Fondée sur l’histoire personnelle, les appartenances et identifications subjectives, la catégorisation spontanée ne se confond pas avec la catégorisation officielle.
De fait, les techniciens n’ont jamais demandé à être qualifiés de « professions intermédiaires ». Cette création nomenclaturale est éloignée de ce que représente pour eux le fait d’être, de se sentir techniciens. Si la technique est rivée au cœur de l’identité subjective de technicien, elle ne suffit pas à produire une identité collective. L’identité collective doit être affirmée, revendiquée, négociée, pas « étiquetée ». Or, la conscience d’occuper une place spécifique dans l’entreprise et la société est rendue incertaine par l’hétérogénéité des carrières. Les techniciens supérieurs des années 1970-1980, groupe phare, disposent d’opportunités réelles d’accès au statut d’ingénieur. Cela les fait sortir de la catégorie au lieu d’en devenir les leaders et de lui donner corps.
La machine se grippe dans les années 1990, lorsque les écoles d’ingénieur et les universités augmentent le flux de diplômés au-dessus du bac + 3 et que les chances de promotion se raréfient pour les techniciens. Corrélativement, les entreprises poussent les cadres à se muer en managers. La capacité à comprendre et à mettre en œuvre la stratégie de l’entreprise prime alors sur les compétences techniques, au détriment des ingénieurs attachés à la dimension scientifique et technique et, à plus forte raison, des techniciens s’ils n’ont que des compétences techniques à faire valoir.
Cette situation pourrait être favorable à une prise de conscience, à une émergence plus affirmée en termes d’action collective et de revendications, mais elle se produit dans un contexte de crise de l’emploi et de démantèlement organisé des classifications nationales qui offraient un support pour l’action collective. Or, la mobilisation a besoin de porte-parole qui permettent d’éveiller une conscience des intérêts communs.
Il n’est pas aisé d’assumer ce rôle lorsque les identifications et les solidarités se construisent selon une culture plus souvent professionnelle qu’interprofessionnelle. Pour le syndicalisme, ce travail de rassemblement représente un défi. Il doit à la fois proposer des éléments d’identification mutuelle au sein des divers métiers des techniciens, et veiller à ce que cette identification ne pousse pas au repli sur une conception étroite de l’appartenance au monde social des techniciens, à une technique particulière ou à une sous-spécialité.
Dans la phase actuelle, ces enjeux s’exacerbent et se jouent sur le terrain de l’affrontement avec un management gestionnaire, dont les exigences de rendement, très éloignées de la qualité technique, viennent percuter le désir de « travail bien fait ». Cet ennemi commun désigne de fait un lieu de convergence et des intérêts collectifs à défendre.
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