Bourses du travail : conquérir et protéger le « droit de cité » du syndicalisme

Aux « Rendez-vous de l’histoire » de Blois, la Cgt a animé un débat sur les bourses du travail. Leur existence, fruit d’un rapport de force permanent, se trouve aujourd’hui remise en cause.

Édition 059 de début novembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
En mai 2023, mobilisation intersyndicale contre la réforme des retraites devant la bourse du travail de Calais. © PHOTOPQR / Voix du Nord / Sebastien Jarry / MaxPPP

«  Les travailleurs à la conquête du droit de cité. Bourses du travail et maisons du peuple, d’hier à aujourd’hui  »  : l’Institut d’histoire sociale de la Cgt a proposé cet éclairage dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire de Blois, du 9 au 13 octobre, qui cette année étaient consacrés à «  la ville  ». Dans un amphithéâtre bondé, trois historiennes et historiens ont évoqué les fluctuations du rapport de force entre les organisations de travailleurs – longtemps représentées par la seule Cgt , les municipalités et les pouvoirs publics. 

L’ambition pour les travailleurs, régulièrement remise en cause durant ces quelques cent quarante ans d’existence  : disposer d’un espace à la fois physique et symbolique dans l’espace public, au cœur de la cité… La secrétaire générale de la Cgt, Sophie Binet, a clos cet échange en rappelant qu’aujourd’hui encore, les contentieux et conflits sur les bourses du travail témoignent d’une volonté de marginaliser, voire d’invisibiliser le monde du travail, et surtout de ne pas reconnaître la légitimité de ses représentantes, les organisations syndicales.

Remplacer les bureaux de placement privés

«  La place des ouvriers dans la ville a fait l’objet de nombreux travaux souligne David Hamelin, historien et professeur à l’université de Poitiers. Le concept de “bourse du travail”, ou “des travailleurs” se construit au milieu du XIXe siècle, notamment avec l’économiste libéral Gustave Molinari, qui réfléchit à un lieu où pourraient s’organiser l’offre et la demande du travail, à l’image de la bourse des valeurs pour les capitaux. À Paris, en 1880, un premier projet n’aboutit pas. C’est avec la loi légalisant le syndicalisme en 1884 que le “droit de cité” des travailleurs est envisagé, mais sans moyens publics pour l’assurer. Rappelons qu’à cette époque, les patrons disposent pour leur part de bureaux de placement privés, où il faut payer un droit d’accès pour être embauché  ! »

Ce sont les municipalités qui mettent gratuitement des locaux à disposition, principalement dans les grandes villes, mais aussi dans des bassins industriels. Elles ont intérêt à limiter les rassemblements dans la rue d’ouvriers en quête de travail, considérés comme dangereux pour l’ordre public. Il s’agit aussi de reconnaître la dimension collective des relations professionnelles, et plus encore le besoin pour les travailleurs de pallier l’absence de droits sociaux. 

Instruments d’utilité publique et de pacification sociale

Ces lieux où s’organise la solidarité deviennent à la fois un instrument d’utilité publique et de pacification sociale. Les bourses du travail offrent un nombre de services jusque-là inaccessibles  : placement et conseils juridiques, mutualité, assurance chômage – avec l’accès à un «  viaticum  » entre deux emplois pour les ouvriers itinérants. Certaines bourses accueillent des dispensaires médicaux gratuits. Partout, on y établit des bibliothèques, des cours pour développer l’esprit critique. On y organise formation professionnelle et apprentissage. Commencent aussi à y être proposés des loisirs, par exemple, dans l’ouest de la France, pour les pupilles, dont un parent est mort au travail, puis pour les enfants des militants. 

L’objectif, pour les travailleurs, est de se constituer en force autonome et reconnue. «  Certains maires se font élire sur la promesse de construire des “maison du peuple”, dans les municipalités socialistes en particulier. Des syndicalistes accèdent également à des postes d’élus.  » En 1895, il n’y a qu’une unique confédération syndicale, la Cgt. «  À partir de 1913, explique David Hamelin, sa structure territoriale, calquée en partie sur les 160 bourses du travail existantes – seuls huit départements n’en comptent aucune –, se traduit par la constitution d’unions départementales.  »

Coup de projecteur sur Tours et Bourges

Michel Pigenet, professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, se concentre sur l’ancrage territorial des Bourses du travail, à partir de son travail dans le département du Cher, où elles se constituent très tôt, en s’appuyant sur des corporations très organisées et sur une forte activité politique  : «  En 1914, il y a déjà six bourses du travail, trois dans des villes (Vierzon, Saint-Amand, Bourges) et trois dans des bourgs ne dépassant pas 3 000 habitants, tels que La Guerche  ! Elles se sont constituées sur des bassins d’emploi particuliers, répondant à un besoin d’émancipation et à une émulation sociale et politique forte sur ces territoires dès la fin du XIXsiècle. Des usines rurales se développent, comme à Rosières, où 500 des 2 000 métallos employés sont syndiqués. Rappelons que dans la région, Tours (en 1891 et en 1896), puis Bourges (en 1897 et en 1904) accueillent des congrès décisifs pour le mouvement syndical national. Le mouvement coopératif y prend également une place particulière, en particulier des coopératives alimentaires – La Guerche comptera jusqu’à 300 sociétaires. »

L’impulsion de la loi d’Astier de 1919

«  Ces lieux ont concrétisé la volonté des travailleurs de disposer hors de leur lieu de travail d’un “chez soi” qui soit un “chez nous” où exister, s’exprimer, prendre des initiatives, poursuit Danielle Tartakowsky, professeure émérite de l’université Paris-VIII Vincennes, qui vient de publier un travail sur les bâtiments à usage syndical (1). Mais leur existence n’est en rien garantie par un droit, elles n’existent qu’en fonction du climat social et politique sur un territoire. Au début, les bâtiments concédés par les municipalités sont parfois des réemplois de bâtiments, souvent inadaptés et en désuétude.  » 

Puis, en 1919, la loi d’Astier oblige les communes à développer des formations techniques. «  Cela va donner un élan à la construction de bâtiments souvent prestigieux, bourses du travail ou maisons du peuple, car il s’agit désormais de “réconcilier le travail avec la République”. Aujourd’hui 42 de ces édifices sont classés monuments historiques ou inscrits au registre des bâtiments historiques. Cela ne signifie pas pour autant que les collectivités territoriales ou les pouvoirs publics acceptent de prendre en charge leur entretien ou leur réhabilitation. Dès 1936, les syndicats ont poussé pour que leur pérennité soit inscrite dans le droit  : ce n’est toujours pas le cas.  »

Un patrimoine immobilier prestigieux et convoité 

Depuis 1945, la Cgt a acquis d’autres locaux, et le développement des droits sociaux a rendu caduques certaines des fonctions assurées par les bourses du travail. De là à prétendre qu’elles ne servent plus à rien  ? Elles restent des lieux de rassemblement, et un recours pour les salariés isolés ou précaires tels que les livreurs, les aides à domicile, les salariés de la restauration ou de l’hôtellerie, les migrants et ouvriers sans papiers, les télétravailleurs et autres auto-entrepreneurs, toutes les personnes marginalisées par les formes éclatées du travail. Sauf que ce patrimoine architectural prestigieux, souvent en plein centre-ville, est convoité. Certains bâtiments ont déjà été récupérés pour être transformés en lieux culturels ou touristiques. 

«  Les bourses du travail restent un enjeu de luttes, confirme Sophie Binet, comme en témoignent par exemple les dix années de mobilisation pour la sauver celle d’Alès  » Ce bâtiment datant de 1853, délabré, a finalement été rénové et rouvert il y a quelques mois. «  Je veux tout d’abord rappeler l’importance qu’il y a, pour paraphraser l’historien américain Howard Zinn, à ne pas laisser “les chasseurs écrire l’histoire des lapins”. Garder vivante l’histoire ouvrière ou le poids symbolique des bourses du travail au centre des villes, c’est empêcher l’invisibilisation du travail et des travailleurs. C’est aussi empêcher les réécritures de l’histoire et l’appropriation d’un héritage historique par d’autres, l’extrême droite par exemple. Je me félicite que la Cgt dispose d’un Institut d’histoire sociale et travaille avec les historiens pour transmettre la réalité des faits, pour croiser mémoire et histoire  ».

Tentatives de déloger les bourses des centres-villes

«  Les bourses du travail ne sont pas que des locaux poursuit la secrétaire générale de la Cgt. Elles constituent une des matrices du syndicalisme. Chaque bourse incarne une monographie des luttes locales, a été le lieu de matérialisation des solidarités.  » Le syndicalisme est né de la reconnaissance qu’il n’y a pas égalité entre l’employeur et le salarié, de la volonté de ces derniers de sortir de l’isolement pour être plus forts dans la lutte collective, parfois interprofessionnelle, du refus de mettre les salariés en concurrence en fonction de leur origine, de leur activité professionnelle, avec toujours le souci de l’intérêt général et de l’indépendance par rapports aux pouvoirs institutionnels ou politiques.  »

Un Institut d’histoire sociale dynamique, qui travaille avec les chercheurs à croiser mémoire et histoire, c’est l’engagement de la CGT. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, et Gilbert Garrel, président de L’Institut d’histoire sociale (IHS) CGT. DR

Pourtant, depuis une vingtaine d’années, la légitimité des bourses du travail est remise en cause. On tente parfois, comme à Blois, de les déménager dans le but de les invisibiliser. Ailleurs, c’est pour récupérer le foncier qu’on tente de les supprimer, comme à Toulouse, «  une bourse pourtant construite par des ouvriers Cgt et inaugurée par Jean Jaurès !  »

Pérenniser par le droit l’existence des bourses du travail

Pour Sophie Binet, ni la désindustrialisation, ni l’affaiblissement du mouvement syndical ne justifient l’expulsion des centres-villes. «  Les bourses du travail restent des lieux de vie indispensables aux salariés et aux solidarités, quand 40  % de ceux du privé ne disposent d’aucun droit syndical.  » En témoignent les permanences juridiques, les réunions et conférences, le fait qu’elles restent identifiées et accessibles comme lieux d’accueil et de recours pour ceux qui n’ont aucun droit, qui travaillent dans des déserts syndicaux, dans des métiers où des petites structures où n’existent pas de collectifs ni de syndicats. «  En témoigne le rôle qu’elles ont joué, avec nos 900 unions locales, dans le mouvement contre la réforme des retraites, où des manifestations importantes ont eu lieu y compris dans des petites villes.  »

Les bourses, comme le mouvement syndical, souffrent de l’insuffisance des moyens en temps syndical qui permettraient aux militants de s’y investir plus nombreux. Leur pérennité n’est par ailleurs toujours pas sécurisée malgré un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales commandé sous François Hollande, qui préconisait de leur donner mandat de «  mission d’intérêt général  ». «  S’accommoder des pertes de solidarité dans le travail, c’est contribuer au déclassement et au ressentiment qui font le lit de l’extrême droite. Nous continuerons donc à nous battre pour donner une existence légale et pérenne aux bourses du travail historiques, mais aussi pour fortifier l’ancrage territorial du syndicalisme partout où se développeront de nouvelles concentrations du travail, par exemple autour de l’aéroport de Roissy ou du parc Eurodisney.  » L’histoire se poursuit. 

Valérie Géraud

  1. Danielle Tartakowsky, Les Syndicats en leurs murs. Bourses du travail, maisons du peuple, maisons des syndicats, Champ Vallon, 2024, 221 pages, 24 euros.