Ign : cartographie interactive d’une démarche syndicale

Deux jours non-stop d’information syndicale sous forme de brainstorming, pour croiser les vécus et les analyses d’experts invités : la Cgt-Ign innove pour stimuler son contre-projet !

Édition 058 de mi-octobre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Depuis 2021, une grande partie des données produites sont disponibles gratuitement, au nom de « l’utilité publique ». DR

Ils et elles sont désorientés, mais résolus à redonner du sens à leur travail, indissociable des missions de service public de l’Institut national de l’information géographique et forestière (Ign). « Nous sommes attachés à notre Adn, mais nous souhaitions que des regards extérieurs nous aident à décloisonner et à enrichir nos analyses, pour mieux identifier les phénomènes que nous vivons depuis plusieurs années », explique Benjamin Briant, cosecrétaire de la Cgt-Ign, racontant la genèse de cette initiative inédite : le syndicat, majoritaire au sein de l’institut et fort d’une équipe de militants motivée – quelque 150 adhérents, à l’image des effectifs, en grande majorité ingénieurs, cadres, techniciens, géomètres, mais aussi ouvriers d’État – a décidé de cumuler des heures d’information syndicale sur deux jours, les 30 septembre et 1er octobre, pour organiser des assises, en visioconférence et en présentiel au siège de Saint-Mandé, en invitant de nombreux experts à intervenir à partir de leur domaine de compétence.

Flot de novlangue des directions

Sociologue, économiste, juriste, sénateur, avocate, journaliste, documentariste, neurologue, ingénieur travaillant pour l’Ong Oxfam, ergonome, ils et elles ont participé aux échanges avec les agents, centrés sur quatre dossiers jugés incontournables : orientations stratégiques, évolution des missions de l’Ign et place de l’Ia ; santé et conditions de travail au regard des multiples réorganisations ; prise en compte du changement climatique dans le travail et les projets ; et last but not least, management.

«  C’est justement à la suite d’un stage Ugict sur le new public management que j’ai suggéré au syndicat d’organiser ces assises, rappelle Anne Samica, directrice territoriale de la région Grand-Ouest et élue Cgt au conseil d’administration de l’institut. Ce stage a vocation à faire circuler les idées et à montrer, au travers d’échanges interpro, qu’il y a des stratégies et des constantes derrière les réalités que nous subissons, et qu’on peut justement s’appuyer les uns sur les autres pour les identifier, les anticiper, y répondre collectivement. Ainsi, à l’Ign, les réorganisations incessantes et le flot de novlangue de nos directions sur les projets nous empêchent parfois de percevoir d’emblée les stratégies mises en œuvre et leurs possibles conséquences sur notre quotidien au travail. Ces assises ont été conçues pour qu’on s’arrête, qu’on mette à plat nos vécus et que les éclairages d’experts nous aident à enrichir notre plateforme revendicative »

Stimuler l’intelligence collective

Faire circuler les idées, stimuler l’intelligence collective et construire un contre-projet pour que l’Ign réponde mieux aux besoins de la société en informations géographiques et cartographiques, voilà l’ambition affichée par le syndicat.

« Ces assises sont le fruit de multiples réunions, d’assemblées générales, et de l’implication de nombreux militants pendant des semaines pour solliciter les invités et préparer les débats », insiste Samir Khazaz, cosecrétaire du syndicat. Cet article ne saurait restituer toute la richesse des échanges. En bref : établissement public à caractère administratif, l’Ign n’est plus financé qu’à 50 % en dotations pour « charge de service public ». Celle-ci a même diminué de 10 % ces dix dernières années, l’établissement passant dans la même période de 2 000 à 15 00 agents. L’Ign est donc contraint de développer des partenariats pour se financer, souvent via des projets de court terme, bradant ses innovations, recourant à des sous-traitants, contractuels et autres intervenants précaires, au risque de perdre une partie de ses savoir-faire.

Par ailleurs, depuis 2021, une grande partie des données produites par l’Ign sont disponibles gratuitement, au nom des « communs » et de l’« utilité publique ». Cela n’empêche en rien tout acteur économique d’en développer des usages lucratifs dans des domaines tels que la géolocalisation, les modélisations géographiques, l’agriculture, la météo.

Les participants ont témoigné d’un manque de moyens, de dialogue et de démocratie au sein de l’Institut. DR

De nombreux agents expriment leur malaise de ne pas toujours savoir à quoi sert leur travail, ou de constater qu’il est dévoyé par d’autres. Difficile aussi d’assumer que certains partenariats sont privilégiés au détriment d’autres qui auraient davantage d’utilité sociale : par exemple avec les collectivités territoriales, ou en développant des projets liés à la protection de la biodiversité et des zones fragilisées par les activités humaines et le dérèglement climatique.

Une autre idée des « communs », un autre Ign sont possibles

Certains participants aux débats disent qu’ils travaillent trop, mais pas assez sur le long terme, d’autres que leurs compétences sont sous-employées, faisant écho à la notion de bore out – un ennui pathogène – évoquée par une des intervenantes. L’IA fait également l’objet de longs échanges, l’Ign étant à la fois producteur et utilisateur d’IA, les agents s’interrogeant sur ses usages et son impact environnemental, mais aussi sur l’impact qu’elle aura sur leur travail, d’autant que la direction n’anticipe guère sur les formations ni sur les futures activités à l’Ign.

Le sentiment partagé par tous est que l’Ign manque d’ambition et les plonge dans l’incertitude. Fiers de l’histoire de leur Institut – certains ont même été formés dans son école – sûrs de maîtriser les nouvelles technologies d’imagerie, de cartographie, d’informatique, les agents fourmillent d’idées, mais souffrent du manque de moyens pour les déployer, et surtout de dialogue et de démocratie.

Les « géo-cafés » de la direction sont raillés

Ce n’est pas un hasard si les interventions portent principalement sur les risques psychosociaux et le management. Les « géo-cafés » un temps instaurés par la direction sont raillés : ils ne servaient qu’à faire passer la bonne parole de la hiérarchie. Une cadre déplore aussi que, malgré le fait qu’elle ait des dizaines d’agents sous sa responsabilité, elle ne dispose plus d’autonomie ni de souplesse dans la gestion des postes ni des emplois du temps, même pour soulager un problème de santé sans affecter le travail.

Une jeune manager témoigne, dépitée, que le new public management vide son métier de son sens : « Je croyais que c’était un rôle d’écoute, où on devait se montrer capable de bien faire travailler les gens, au bon endroit, en fonction de leurs compétences. On me demande juste de suivre des consignes, par exemple, de classer au “mérite” ou à la “performance” les membres de l’équipe sous ma responsabilité, pour que certains seulement soient augmentés ou promus, parce qu’il y a des quotas… et surtout pour essayer de créer de la concurrence plutôt que de la solidarité. »

Le syndicalisme tout terrain ou l’arborescence des possibles

Les agents font confiance à la Cgt pour porter leur voix et ouvrir d’autres voies. Ils valident la méthode : ne pas réfléchir en silos, développer des réseaux de réflexion et d’action au sein de l’Ign et au-dehors – avec les syndicats, les associations, les chercheurs notamment, pour affiner et étoffer leur feuille de route et porter des revendications fortes. Ils rappellent qu’il s’agit d’« outiller la nation pour comprendre son territoire, à l’heure des grands bouleversements technologiques et numériques, et du changement climatique », c’est-à-dire de garantir une certaine souveraineté face à de grands acteurs privés tels que les Gafam.

Il y a bien des idées sont vouées à se déployer en arborescence. Il faudrait par exemple différencier les entreprises qui peuvent payer les services de l’Ign, et dans quelles conditions l’Ign peut concéder des licences gratuites. Il serait possible de se poser en appui des politiques publiques pour anticiper sur les enjeux sociaux et environnementaux, par exemple avec une cartographie évolutive sur les risques à construire des bâtiments et des industries dans des zones exposées au dérèglement climatique – comme des centrales nucléaires au bord de la mer. Pourquoi ne pas lancer un Observatoire du changement climatique, en réseau et en lien avec les données sociales, qui croiserait et visualiserait de plus amples informations relatives à chaque territoire ?

Réfléchir aux contenus d’un management alternatif

En interne, il s’agirait de proposer des initiatives et des process durables (le Radar travail et environnement élaboré par l’Ugict est en phase de développement). Il faudrait aussi imposer un travail de veille sur les risques psychosociaux en n’oubliant pas que les premiers experts du travail sont les travailleurs, et qu’ils et elles doivent faire entendre leur diagnostic sur une situation ; les signalements doivent être pris en charge collectivement pour éviter toute stigmatisation, comme toute enquête interne culpabilisant des individus plutôt qu’une organisation du travail pathogène. Il est nécessaire de déconstruire la novlangue managériale, de libérer et de protéger la parole des agents. Il faut réfléchir aux contenus d’un management alternatif, ou encore à d’autres façons d’évaluer le travail : à ce qui manque pour mieux le faire, en valorisant d’autres critères d’évaluation comme l’entraide ou le travail collectif, et pourquoi pas en instaurant une évaluation, par les subordonnés, de leur supérieur hiérarchique.

Les participants aux assises ont réussi leur pari, mais sont bien conscients que la barre est haute, et qu’il faudra rester solidaires, continuer à penser et agir ensemble pour donner de la force à leur proposition en allant au-devant des élus, des décideurs, des chercheurs, des médias, tous azimuts. Mais ils sont motivés et pas si déboussolés.

Valérie Géraud