Pourquoi près de 30 % des professions intermédiaires et 20 % des cadres ont voté pour le Rn

Arrivé partout en tête des élections européennes, hormis dans quelques grandes villes, le Rassemblement national s’est positionné comme le premier parti des salariés. Son audience, inversement proportionnelle au niveau de diplôme, s’appuie sur de multiples ressorts. Décryptage.

Édition 052 de mi-juin 2024 [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Chez les professions intermédiaires comme chez les cadres, le taux d’abstention a dépassé les 50%, le 9 juin dernier. © PhotoPQR / Le Courrier Picard/ MaxPPP

En recueillant 31,5  % des suffrages aux élections européennes, la liste de Jordan Bardella est arrivée en tête dans toutes les catégories socioprofessionnelles. Si l’on compare avec le scrutin de 2019, c’est au sein des professions intermédiaires que le vote Rn enregistre l’une de ses plus fortes hausses : + 13 points (de 16  % à 29  %) selon un sondage Ipsos, voire + 15 points (de 17 % à 32 %) selon Opinionway. Le Rn enregistre aussi une hausse de 7 points chez les cadres, passant de 13  % à 20  % des voix. Son électorat chez les employés et les ouvriers se consolide  : il représente désormais 40  % des votes des employés, 54  % des ouvriers. «  C’est devenu le premier parti des salariés (36  % des voix), du public (34  %) comme du privé (37  %)  », commente l’institut de sondages Ipsos. Pour sa part, Reconquête  ! recueille un score avoisinant 5  %, quelle que soit la catégorie du répondant. 

Les différents sondages le confirment  : plus le niveau de diplôme est élevé, plus la proportion de vote Rn diminue. Ainsi, 47  % des répondants qui disent avoir voté Rn ont un niveau inférieur au bac, 38  % ont le bac, 29  % un bac + 2, 16  % au moins un bac + 3. La tranche de revenus la plus représentée est celle des 1 250 à 2 000 euros. Ce vote est plus fort dans les villes de moins de 10 000 habitants. Il représente 38  % des catégories populaires, 33  % des classes moyennes inférieures, 22  % des classes moyennes supérieures, 18  % des milieux aisés ou privilégiés. 

Un électeur sur deux n’est pas allé voter

Si personne ne songe à minorer les scores de l’extrême droite, le taux d’abstention reste important. Au total, un électeur sur deux n’est pas allé voter  : le taux d’abstention atteint 54  % chez les professions intermédiaires, 52  % chez les cadres, 56  % chez les ouvriers. Parmi les moins de 35 ans, plus de 60  % ne se sont pas déplacés. Vincent Tiberj, sociologue et politiste, professeur des universités à Science Po Bordeaux, invite à ne pas négliger ces électeurs qui n’ont pas voté  : «  Derrière l’abstentionnisme des jeunes générations, il y a un abstentionnisme de diplômés qui sont plutôt favorables à la diversité mais qui pratiquent une citoyenneté distante. […] Il y a une bardellisation de certains électeurs de droite qui, clairement, veulent une société homogène, à qui la diversité pose problème, mais la France n’est pas forcément celle qui s’exprime dans les urnes.  »

Justice, santé, sécurité… pour plus d’État

Cette hausse du vote d’extrême droite n’est pas nouvelle. Dès ses premiers succès électoraux, le parti lepéniste «  a pu compter sur certaines fractions des couches médianes de la société française  », rappelle le sociologue et politiste Félicien Faury, expert de cet électorat. Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, 15  % de ses électeurs étaient des professions intermédiaires, soit à peine moins que les ouvriers (17  %). Pourquoi sont-ils toujours plus nombreux  ? Pour Luc Rouban, chercheur en politique et auteur de La Vraie Victoire du Rn (Presses de Sciences Po, 2022), le premier ressort du vote Rn est le «  sentiment de déclin social  ». 

Les électeurs qui votent Rn ont le sentiment de vivre moins bien que la génération précédente, et que la situation sera encore pire pour leurs enfants. Il explique, dans Le Monde du 11 juin, que ce vote s’explique aussi par une «  demande d’autorité, non pas au sens d’un autoritarisme à la tête du pays, mais d’un retour de la proximité et de l’efficacité de l’appareil de l’État dans l’exercice de ses missions  ». Il précise ainsi : «  justice, sécurité, santé, transports, réseaux routiers  : la confiance des Français a baissé non pas dans les services publics en tant que tels, mais dans la capacité des structures étatiques à changer la réalité quotidienne.  » Le dernier baromètre Ugict/Secafi réalisé par Viavoice a mis en évidence un sentiment de déclassement social, alimenté par une profonde insatisfaction salariale et un mal-être au travail.

Répartition des richesses : une profonde insatisfaction 

Auteur d’une thèse dont il a tiré l’ouvrage Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), Félicien Faury a rencontré de nombreux électeurs Rn. Domiciliés en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, ces électeurs de « classes populaires stabilisées et de petites classes moyennes » recoupent en partie la catégorie des professions intermédiaires. Moins exposés au chômage et à la précarité économique que d’autres catégories de l’électorat Rn, ils ne craignent pas de perdre leur emploi. Tous ont l’impression de s’en être « sortis » à force de travail et d’effort, de n’être « pas à plaindre ». 

Pour autant ils considèrent que leur situation économique ne leur permet pas d’envisager l’avenir avec sérénité, que ce soit pour financer les études de leurs enfants ou pour l’achat d’un logement là où ils le souhaiteraient. La plupart expriment une «  profonde insatisfaction vis-à-vis du système de répartition des ressources collectives, que celui-ci passe par des transferts fiscaux, l’octroi d’aides sociales ou l’accès à certains services publics  ».

Le racisme, connecté à tous les enjeux

Au-delà de la diversité des électorats Rn, ce qui les rassemble est «  la question migratoire, et au fond la question raciale  » (1). Félicien Faury le souligne  : «  La force du Rn n’a pas résidé dans sa capacité à imposer “un seul thème”, celui de l’immigration, dans le débat public, mais dans sa persévérance à relier cette thématique à une liste toujours plus longue d’autres enjeux sociaux, économiques et politiques.  » Craignant d’être les perdants d’une concurrence accrue pour l’accès aux services publics ou au logement, ses électeurs considèrent que les personnes qu’ils identifient comme «  étrangères  » sont moins légitimes qu’eux.

Si ces personnes «  subissent la domination de classe, elles veulent consolider ou fortifier la position dominante qu’elle conservent d’un point de vue racial  », affirme Félicien Faury. Ces électeurs «  font partie du groupe majoritaire, mais ils perçoivent leur position de pouvoir comme fragile et menacée. Ils ont l’impression d’être de moins en moins majoritaires, d’être de moins en moins “chez eux”, et craignent que leurs privilèges soient fragilisés  ». Ce racisme a aussi pour conséquence d’orienter les jugements les plus virulents «  vers le bas de l’espace social – et non, par exemple, vers les fraudeurs fiscaux des classes supérieures  », majoritairement blancs. 

Pour Luc Rouban, le vote Rn dépend en réalité de la façon dont ses électeurs se représentent leur propre situation. La sociologie du vote Rn «  ne repose plus sur une structuration en matière de classes ou de catégories socioprofessionnelles, mais sur une structuration en matière de classement subjectif de l’individu dans la société  ». Dans cette logique, ce vote relève moins d’une colère que d’une «  analyse négative de sa propre trajectoire, que la personne se sente méprisée, pas assez reconnue ou qu’elle s’estime victime d’une précarisation généralisée, d’un manque de visibilité sur l’avenir.  »

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Les syndiqués moins enclins à voter extrême droite

Environ 26 % des personnes qui se déclarent proches d’un syndicat de salariés ont voté pour un parti d’extrême droite (23 % pour le Rn, 3 % pour Reconquête !). C’est moins que les personnes interrogées qui se déclarent « proches d’aucun syndicat » : 42 % ont voté pour un parti d’extrême droite (36 % pour le Rn, 6 % pour Reconquête !).

Parmi les sondés se déclarant proches d’un syndicat, un quart des sympathisants Cgt ont voté pour l’extrême droite (24 % pour le Rn, 1 % pour Reconquête !), 24 % des sympathisants Cfdt, 22 % des sympathisants Cgc, 21  % des sympathisants FSU, 20 % des sympathisants Sud-Solidaires. La perméabilité la plus forte est parmi les sondés se disant proches de Fo, qui ont voté pour l’extrême droite à 38 %.

Lucie Tourette

  1. «  Dans l’électorat du RN, “le racisme s’articule à des expériences de classe”  », Mediapart, 1er mai 2024.