Elles pourrissent le littoral breton depuis cinquante ans. Cet été, elles ont conduit à la condamnation de l’État par le tribunal administratif de Rennes et attiré 400 000 spectateurs dans les cinémas. Elles, ce sont les algues vertes, révélatrices des déséquilibres de l’agriculture en Bretagne.
« L’agriculture est durable lorsqu’elle satisfait les besoins des générations actuelles et futures tout en étant rentable, en préservant la santé de l’environnement et en garantissant l’équité sociale et économique », expose l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Fao). Quand on l’applique à l’élevage porcin et aux marées vertes qui touchent notamment le littoral breton, ce savant équilibre a une furieuse tendance à se transformer en quadrature du cercle. Est-ce une raison pour baisser les bras ? Comment et à quel prix peut-on retrouver un équilibre entre la qualité des milieux naturels et l’agriculture, qui est l’un des piliers de l’économie en Bretagne ?
Pour explorer ces options, il faut s’intéresser au révélateur du problème : Ulva armoricana. Cette algue qu’on appelle également laitue de mer en raison de son aspect, constitue – au choix – un plaisir de fin gourmet ou un cauchemar environnemental et sanitaire. La gourmandise s’invite quand, fraîchement cueillie sur l’estran, on la sert en salade ou en condiment. Mais le dégoût s’impose quand elle prolifère et s’amoncelle en haut des grèves jusqu’à pourrir en dégageant un gaz pestilentiel, parfois létal, l’hydrogène sulfuré (H2S). Apparue au début des années 1970, cette prolifération est due à l’industrialisation de l’élevage porcin.
Trois décès humains et des animaux morts
Mais il aura fallu attendre le cœur de l’été 2009 pour qu’éclate le scandale des marées vertes alors qu’un cheval, intoxiqué à l’hydrogène sulfuré, avait péri sur la plage de Saint-Michel-en-Grève (Côtes-d’Armor). La mort de l’animal, suivie du débarquement du gouvernement de François Fillon à Saint-Michel, avait fait les gros titres alors que quelques jours plus tôt, le décès à Binic (Côtes-d’Armor), d’un conducteur de camion chargé de plusieurs tonnes d’algues passait sous les radars. Il fallut attendre la rentrée pour qu’un élu local alerte l’Agence France Presse.
La mort de ce travailleur et du cheval ont conduit le gouvernement à présenter, en février 2010, un plan, inédit par son ampleur, de lutte contre les algues vertes. Mais ce ne sont pas les seules victimes. Il faut aussi comptabiliser deux coureurs à pied – l’un en 1989 à Saint-Michel-en-Grève et l’autre en 2016 à Hillion –, des chiens et des sangliers. La parution d’une bande dessinée en 2019 et la sortie d’un long-métrage au cinéma en 2023 ont relancé l’intérêt pour ce sujet.
Davantage d’animaux d’élevage que d’habitants
L’agriculture est un pilier de l’économie bretonne. Entre 2010 et 2020, elle a connu une forte concentration et intensification. Sur les quatre départements de la région, le nombre d’exploitations a diminué de 30 % en dix ans, pour s’établir à 19 172 élevages. La surface moyenne des exploitations, elle, n’a cessé de croître : 33 hectares en 2000 ; 48 hectares en 2010 ; 62 hectares en 2020. A cette date, le nombre d’emplois agricoles représentait 51 210 équivalents temps plein, soit une baisse de 10 % en dix ans. Sur la même période, le cheptel n’a, en revanche, baissé que de 5 % (1).
De fait, les animaux d’élevage sont plus nombreux que les habitants : pour 3,3 millions d’humains, ont compte 1,8 millions de bovins, 6,8 millions de cochons et 34,5 millions de volailles (2). « Pour nourrir les animaux élevés en Bretagne, il faudrait la surface de deux Bretagnes », résume Arnaud Clugery, directeur d’Eau et rivières de Bretagne, une association de défense de l’environnement, pionnière sur le sujet des marées vertes.
De surabondantes déjections animales
Dans les années 1950-1960, la modernisation de l’agriculture a été menée dans l’optique que les paysans bretons nourrissent le monde entier. Si la réussite économique a été au rendez-vous, ça a été au prix de bouleversements environnementaux : remembrement agricole, importations massives de fourrages venus d’Amérique et explosion des déjections animales.
Ces déjections sont l’angle mort du boom économique. Surabondantes, elles sont épandues dans les champs pour fertiliser les cultures céréalières. Mais seule une partie des épandages, riches en azote, bénéficie aux cultures. Le surplus ruisselle vers les fossés. Des fossés vers les ruisseaux. Des ruisseaux vers les rivières et les fleuves côtiers, et de là, à la mer. Au contact de l’eau, l’azote se transforme en nitrates. C’est ainsi qu’ont explosé les taux de nitrates dans les rivières, passant d’environ 10 milligrammes par litre (taux naturel) à une moyenne bretonne de 43,6 milligrammes en 1999.
Des rivières empoisonnées par les nitrates
Deux conséquences à ce phénomène. Arrivés en mer, les nitrates nourrissent – ou plutôt gavent – notre Ulva Armoricana qui prolifère et s’échoue jusqu’à étouffer les milieux naturels : c’est l’eutrophysation. Quant aux nitrates, leur concentration dans les cours d’eau dépasse régulièrement les 50 milligrammes, soit le plafond de protection des milieux aquatiques fixé par l’Union européenne. En 1999, 13 % de la population bretonne a été exposée, occasionnellement, à de tels dépassements (3). Cette situation mènera à plusieurs condamnations de l’État par la justice française et par la justice européenne.
Poussées par les militants environnementalistes et par les événements, les pouvoirs publics réagissent avec le premier plan de lutte contre la pollution, Bretagne eau pure, en 1990, puis Prolittoral en 2002 et enfin trois plans de lutte contre les algues vertes (Plav) à partir de 2010. Dans une optique de prévention des pollutions, ces plans proposent diverses incitations pour que les agriculteurs modifient leurs pratiques agricoles.
Des aides dérisoires pour les agriculteurs volontaires
Toutefois, l’évaluation de la Cour des comptes, publiée en 2021, n’est pas tendre : « Les premières actions mises en place à la fin des années 1990 se sont accompagnées d’une baisse significative de la concentration moyenne des nitrates dans les cours d’eau. […] Dix ans après le lancement des Plav, il est toutefois difficile de mettre en évidence leur impact spécifique. » Pour la Cour, les aides publiques pour lutter contre les marées vertes « restent dérisoires » et insuffisamment rémunératrices pour les agriculteurs volontaires, puisqu’elles sont de 11 à 20 fois inférieures aux subventions de la Politique agricole commune. La Cour fustige aussi l’absence de contrôle des épandages dans les exploitations et la réglementation qu’elle juge permissive dans les zones polluées par les nitrates (les zones sous contrainte environnementale).
Mais les autorités publiques ne sont pas seules en cause. « L’État ne s’est certainement pas donné les moyens techniques et humains, comme il n’a pas bâti le rapport de force politique nécessaire pour s’imposer devant une partie de ce que l’on appelle le “lobby agricole breton” », estime Dominique Rémy dans une interview à Ouest-France le 7 octobre. Rapporteur public au tribunal administratif de Rennes entre 1999 et 2023, il est un témoin privilégié du dossier algues vertes qui a entraîné, depuis 2001, plusieurs condamnations de l’État. « Je le dis sans perdre de vue la réalité de ce qu’on demande aux agriculteurs bretons : nourrir la France à vil prix, ni la terrible difficulté de leur métier », précise l’ancien magistrat.
La responsabilité du lobby agricole
Avec des mots plus mesurés, la Cour des comptes pointe « le manque d’implication des filières agro-alimentaires ». C’est le secteur clé de l’économie bretonne, celui dont l’influence est prépondérante avec 73 000 salarié·es et 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires (4). En Bretagne, l’agro-alimentaire représente 40 % des emplois industriels – contre 18,6 % à l’échelon national – et même 78,7 % autour de Lamballe. Cela n’a rien d’anodin, d’autant que l’emploi industriel est, en Bretagne, au dessus de la moyenne française : 13,5 % des emplois contre 12,1 % (5).
Pour la Cour, « les évolutions profondes des pratiques et modèles agricoles nécessaires ne pourront se matérialiser que si elles s’inscrivent dans un équilibre économique viable. Cela suppose des incitations financières suffisantes pour sécuriser les transitions conduites par les exploitants agricoles, conjuguées à un usage juste et proportionné de l’outil réglementaire. Au-delà des seules politiques publiques, l’implication des filières économiques agro-alimentaires est tout aussi nécessaire pour faire évoluer les pratiques et les systèmes d’exploitation vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement ».
Nier ou affronter le problème ?
Hélas on en est loin. La fédération régionale de la Fnsea (Frsea) et les Jeunes agriculteurs de Bretagne considèrent qu’ils prennent « pleinement » en charge les marées vertes et qu’ils « assument leur part de responsabilité ». Pour eux, le rapport de la Cour des comptes n’est qu’une manœuvre de l’État « en manque d’arguments pour imposer leur idées ». Dans une récente brochure publicitaire, le comité régional porcin de Bretagne assure même qu’il n’est pas nécessaire de changer le modèle d’élevage (6).
« Il faut désintensifier l’agriculture et sortir du système hors-sol, préconise au contraire le directeur d’Eau et rivières de Bretagne. Jusqu’en 2015, l’adaptation des pratiques agricoles a amélioré l’état des rivières, mais maintenant, c’est le système qu’il faut changer. Si on n’organise pas ce tournant, nous allons le subir. »
Stéphanie Stoll
Pour aller plus loin : Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Arthaud, 2023. Prix Albert Londres 2023 (catégorie livre).
Agreste, service de statistique du ministère de l’Agriculture, 2020.
Agreste Essentiel, août 2023.
Observatoire de l’environnement en Bretagne, L’Environnement en Bretagne, cartes et chiffres clés, 2011, page 106.
Chambres d’agriculture Bretagne, Agriculture et agro-alimentaire de Bretagne en clair, édition 2022
Insee, Analyse Bretagne n°94, 10 septembre 2020.
Comité régional porcin de Bretagne, « Le Carnet de voyage Miam Tour », 2023.
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